L’Ange des ténèbres, Ernesto Sábato (par Léon-Marc Levy)
L’Ange des ténèbres (Abbadón el Exterminador, 1974), trad. espagnol (Argentine) Maurice Manly, 443 pages, 8 €
Ecrivain(s): Ernesto Sábato Edition: Points
Elles ont sur elles pour roi l’ange de l’abîme ; son nom en hébreu est Abaddón, qui veut dire l’Exterminateur
Apocalypse selon Saint Jean
Cette épigraphe place le roman sous l’égide du Mal et développe le titre original de l’ouvrage : Abaddón El Exterminador.
Sabato (sans accent sur le A – il s’agit donc du personnage du roman) regrette parfois son destin de romancier. Il se coucha et s’abandonna une fois de plus à son rêve de toujours : laisser tomber la littérature et ouvrir un petit garage dans un quartier inconnu de Buenos Aires. Par bonheur, Sábato ne s’est pas laissé tenter par le rêve de Sabato, cela nous eût privé du roman puissant qu’est Abbadón el Exterminador qu’il écrivit en 1974.
C’est le troisième et dernier roman d’Ernesto Sábato, celui qui clôt son œuvre publiée qui constitue une trilogie écrite sur une durée de 26 ans. Entre temps, Sábato a beaucoup écrit et très peu publié. Il n’aimait pas ça, n’en comprenait pas l’intérêt ni le sens. C’est là au fond le vrai sujet de ce roman où, au milieu de personnages rencontrés par les lecteurs de Le Tunnel, et Héros et tombes, toujours sous l’ombre obsessionnelle du rapport sur les aveugles publié au cœur de Héros et tombes et qui dénonce le complot universel et souterrain qui manipule le monde, se promène, hagard, ravagé par le doute, hanté par la mémoire, effrayé par la solitude, le double de l’écrivain, Sabato, sans accent.
Roman des romans de Sábato, L’Ange des ténèbres achève et passe en revue sa trilogie en déclinant ses thèmes, en ressuscitant ses personnages, en tricotant la fiction de son œuvre et une sorte de making of où il se met en scène au milieu de ses personnages dans les affres du doute radical devant l’intérêt de la littérature. Un doute qui ira jusqu’à la destruction d’une partie de son travail.
Je m’étais toujours cru, et c’est ce que j’ai publiquement allégué, une certaine tendance autodestructrice, celle-là même qui m’a amené à brûler la majeure partie de ce que j’ai écrit dans ma vie. Je veux parler de la littérature de fiction. Je n’ai publié que deux romans, et seul le Tunnel l’a été vraiment de plein gré, soit que je fusse encore assez naïf à l’époque, soit que mon instinct de conservation ne fût pas encore suffisamment aiguisé, soit enfin parce que ce livre ne pénétrait pas assez loin dans le continent interdit : c’était à peine si un personnage énigmatique (je veux dire : énigmatique pour moi) l’annonçait de façon presque imperceptible, comme quelqu’un qui, dans un café, prononce des paroles peut-être fondamentales, mais qui se perdent dans le brouhaha ou parmi d’autres en apparence moins importantes.
C’est la troisième hypothèse qui nous retiendra. Le Tunnel en effet est le roman le plus classique de Sábato et – c’est le point de vue du rédacteur de cette note – le moins fort « parce que ce livre ne pénétrait pas assez loin dans le continent interdit » : quel est donc ce mystérieux continent ? Celui du Rapport sur les aveugles et du complot qui menace l’ordre du monde ? Dans la fiction oui, assurément. Seul le mari aveugle et étrange, Allende, annonce l’obscurité du dessous. Mais dans le réel de l’écrivain, ce territoire interdit est celui de la littérature, c’est-à-dire de l’écriture de l’indicible. Pour Sábato on écrit ce qu’on ne peut pas dire parce que ça dépasse les règles de la retenue sociale, de la bienséance, de la morale. La littérature est dangereuse ou elle n’est pas. Elle propose des territoires infernaux où règne l’obscurité et le péché et elle est seule à permettre cela.
L’Ange des ténèbres, est-ce un roman ? Plus ou moins, dans la mesure où ont lieu des événements vécus par des personnages de fiction. Mais plutôt moins, Sabato (le double) prenant souvent la parole pour nous dire sa conception du beau, du vrai, du puissant en littérature et dans les arts en général. Pour nous dire aussi combien ces vertus – beauté, vérité, puissance – ont du mal à se faire comprendre, à apparaître comme évidentes dans l’œuvre d’un artiste. Ainsi l’œuvre de Proust qui, après avoir été jetée à la corbeille dans un premier temps par André Gide à la NRF, fut l’objet d’autres railleries dont celle d’un obscur personnage de la scène lettrée de France, un dénommé Henri Ghéon qui écrivit que Proust s’était « acharné à faire ce qui est diamétralement opposé à l’œuvre d’art, à savoir l’inventaire de ses sensations, le recensement de ses connaissances, dans un cadre successif, sans aucun ensemble, aucune totalité, de la mobilité des paysages et des âmes ». Et Sabato-Sábato ajoute : « Ce présomptueux critiquait en fait l’essence même du génie proustien ». Ainsi également l’œuvre de Brahms, dont le magnifique premier concerto pour piano et orchestre fut l’objet d’insultes et de jets d’ordures lors de sa première interprétation publique. Ou bien encore Lope de Vega qui disait à propos du Don Quichotte que c’était le plus mauvais livre qu’il eût jamais lu.
Roman vraiment ? Les digressions nombreuses – l’art, la marche du monde, Che Guevara, les civilisations, d’autres encore – parsèment l’ouvrage et, il faut le dire, avec plus ou moins d’intérêt, certaines ressemblant furieusement à des dissertations d’élèves de terminale. Ce qu’il y a de roman dans ce livre aurait fort bien pu s’en passer sans dommage. Mais ces digressions lourdaudes participent en fin de compte au gigantisme de ce livre, à sa profusion, à ses protubérances inattendues. La part romanesque elle-même est peu romanesque. Les déambulations des personnages, dont l’auteur, dans les rues et cafés de Buenos Aires ressemblent plus à une revisitation des romans précédents ou, pour être plus précis, DU roman précédent, Héros et tombes – Le Tunnel étant finalement peu présent.
Il faut le dire, après l’enthousiasme des cent premières pages, l’ennui s’installe un peu, traversé encore par des « fusées » étincelantes sur la littérature qui, à elles seules valent largement cette lecture, mille fois supérieure à celle des romans médiocres qui encombrent nos librairies. Ne serait-ce que ce passage méditatif de Sabato/Sábato, qui condense bien ce roman :
Il rentra chez lui très déprimé. Et pour ne pas s’avouer tout de suite vaincu, il se dit qu’il allait reprendre son projet de roman. Mais à peine avait-il ouvert les tiroirs et commencé à feuilleter ses papiers qu’il se demanda avec une ironie mêlée de scepticisme : quel roman ? Il tourna et retourna des centaines de pages d’ébauches, de variantes d’ébauches, de variantes de variantes : tout était contradictoire et incohérent, comme son propre esprit. Des dizaines de personnages attendaient en ces lieux clos, comme des reptiles cataleptiques endormis pendant l’hiver, vivant une vie latente, imperceptible et clandestine, prêts à attaquer et à déverser leur venin dès que la chaleur les rendrait à une pleine existence.
Léon-Marc Levy
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