L’Amour, Marguerite Duras
L’Amour, 144 pages, 6,50 €
Ecrivain(s): Marguerite Duras Edition: Folio (Gallimard)
Duras ou l’émotion poétique
Marguerite Duras, dès les premières lignes de L’Amour, par l’économie des moyens, suggère du regard le plus pénétrant, observe ses personnages, leurs mouvements, le paysage dans lequel ils évoluent. Cette simplicité induit une émotion nourrie du dépouillement des êtres devant l’absurde, la même émotion que l’on ressent en lisant de la poésie sauf qu’ici ce n’est pas de la poésie.
« Jour » : une soudaine lumière en un seul mot comme un choc pour le lecteur qui se laisse porter. On entre alors dans autre chose. Même si l’histoire semble banale – mais il est vrai qu’on avance sans vraiment comprendre dans un mystère et un monde nouveaux – Duras ménage presque à chaque page des surprises avec ses flashes inattendus. Mais elle en dit plus qu’elle n’en a l’air. De la femme « pâle » chaque lecteur dégage ce qu’il sent : la maladie, la solitude qui ne sont pas dites, comme s’il y avait absence de vie intérieure. Les yeux « s’ouvrent douloureusement », plus loin le geste de la femme est « d’une tendresse désespérée ». Mais que valent ces hypallages par rapport à une poétique qui est ici celle du corps ? Les mots « crient », « dévorent », « sang », continuent à faire choc comme le mot « enfant » qui contrastent inhabituellement avec « bonheur ».
Paradoxalement, si elle ne comporte aucune trace de lyrisme, l’écriture durassienne est porteuse d’une émotion qui la rend proche de la poésie.
L’écrivaine peint par touches juxtaposées sans adjectifs, sans nuances donc. Elle filme partout où porte son regard, contemporaine par un art qui, chez elle, se dépouille, ne tient par rien, à la limite d’un silence qui fait encore miraculeusement musique. Son regard-caméra opère page après page des travellings que nous suivons avec l’obéissance du lecteur qui cherche son émotion en voulant encore comprendre.
« Après Duras, il est difficile d’exprimer un quelconque silence car elle l’a fait sans cesser de nous nourrir. Nous sommes nourris, entre autres, dans L’Amour par ce cri qui nous a déjà marqués dans Moderato Cantabile » (1).
Duras et l’absence
A la fin du livre l’absence envahit contradictoirement le texte car elle concerne tout et tous. La nature a disparu, les parcs aussi, la mer « s’éloigne ». Il ne reste plus que le vent « violent » et le soleil mais celui-ci fait dormir et c’est une autre forme d’absence encore. Après qu’ils se sont arrêtés de marcher, de bouger, plus de mouvement encore pour les personnages pris par le sommeil, nécessité annoncée, dès le début du livre où il s’agissait déjà de dormir ou de mourir. Plus de clefs pour la salle où le bal n’a plus lieu. L’absence règne aussi par les interdits puisqu’« on n’a pas le droit d’ouvrir ». Elle devient sœur de l’oubli quand on lit la phrase-clef prononcée par le voyageur « Je ne sais plus rien » qui rappelle la voix de Rimbaud dans « Matin » criant : « Je ne sais plus parler ».
L’absence envahit jusqu’à l’écriture où se répètent sans cesse les locutions négatives. Ainsi le présent n’apporte-t-il aucune compensation aux objets et souvenirs disparus. Seul revient le mouvement puisque regard il y a toujours, exactement comme la fonction crée l’organe, un mouvement qui suit la marche, les marées, la lumière. La plupart des autres sens sont actifs car on entend les sirènes, on voit du rouge. Il reste ainsi un sursaut de vie avant la catastrophe. Comme si on sortait du rien, du néant avant la décoloration finale, celle de la mer et du ciel, qui nous fait revenir aux premières pages de l’histoire où la couleur avait déjà disparu.
Si les paroles ont été porteuses de silence, le silence, à lui tout seul, a porté le sens, celui de la mort métaphorisée par cette absence nommée par touches successives. « Comme si on était en présence du travail d’une photographe aux prises avec le développement de sa pellicule et prisonnière de sa chambre noire » (2).
France Burghelle Rey
(1) Citation de Claude Roy à propos de Moderato Cantabile : « Madame Bovary réécrite par Béla Bartók »
(2) Œuvre au clair, 104 et le Nouveau roman : Une école du regard, 111
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