L’amour est un exil, Denis Donikian (par Guy Donikian)
L’amour est un exil, Denis Donikian, Editions Actuel Art, 2024, 515 pages
Protéiforme, polymorphe, sont les termes qui s’imposent d’emblée à la lecture de la nouvelle parution de Denis Donikian, « Ce livre fou de tous les extrêmes », écrit-il par ailleurs à propos de ce livre. Avant tout, c’est une écriture, des écritures pourrait-on dire, qu’on reconnaît aisément quand Donikian manie l’oxymore, la contradiction et surtout le paradoxe, ces constants va et vient comme pour ne pas se laisser enfermer dans une affirmation, quelle qu’elle soit. Ces figures de style, ces jeux de mots (il aurait écrit maux…) sont vraisemblablement la concrétude que vit chaque exilé, fût-il de la deuxième génération. Donikian est né en France, durant la seconde guerre mondiale de parents rescapés du génocide. S’il n’a pas connu l’exil, il en a, en revanche intériorisé les conditions par la double culture dont il est dépositaire.
Aphorismes, poèmes, textes littéraires, argumentaires bourrés de contradictions comme pour éveiller le lecteur assagi, l’électriser et le parachuter dans l’inconfort de questionnements qui disent essentiellement l’absurdité de vivre et le cadeau inestimable qu’offre pourtant la vie.
Il y eut aussi la maladie qui, de 2009 à 2020, fut l’occurrence de « précipités d’impressions, d’éclats d’esprit survenus du plus profond de nos angoisses »…
Homme costumé de ce monde
Je suis le temps qui passe
Vagabond sur un long chemin
De trompettes et de ruines
De débâcles et de violons
Comme si mon sang avait figé
Ta lumière sur mes lèvres
Donikian narre aussi sa rencontre avec le cinéaste, plasticien, Paradjanov, alors qu’il était enseignant à Kiev d’où il fit le voyage jusqu’à Tbilissi. Le texte rappelle que des cinéastes du monde entier furent à l’origine de la libération du cinéaste arménien que le pouvoir soviétique avait incarcéré. Paradjanov libéré mais sous surveillance reçut l’écrivain dans la petite maison où il survivait dans des conditions matérielles très précaires : « Au fond d’une ruelle montante, se dressait une maison typique des lieux, avec un escalier de bois et un balcon qui courait le long du premier étage. Dans la cour du rez-de-chaussée se trouve un bassin aux faïences fatiguées, avec une vasque d’où devait jaillir une eau également fatiguée. Juste derrière, se trouve un cagibi étroit. J’apprendrai plus tard que c’était là que dormait Paradjanov, comme un lapin ». Cette rencontre sera à l’origine du texte écrit dans les années 70 intitulé Les chevaux Paradjanov.
C’est aussi le plasticien qui s’exprime dans cet ouvrage, « Canaliser, c’est ce qu’il faut. Faire entrer l’aléatoire dans une géométrie voulue. Sur le rectangle d’une toile, ou dans un moule angulé droit, laisser faire coulures et mélanges, phase durant laquelle intervenir produit une occasion d’obstacle momentanée tandis que les forces mouvantes ou des masses en confusion continueraient jusqu’à satiété leurs mariages ».
En quatrième de couverture, Donikian interpelle le lecteur pour lui signifier que « ce livre écrit en fin de vivre n’est pas un livre testament ». Ce livre « livre » les différents aspects d’un rapport au monde complexe où diversité, contradictions, paradoxes ne font pas l’économie de l’esthétique, où les aphorismes, les textes poétiques, les hommages, les colères, le désarroi adoptent également la forme théâtrale…
Denis Donikian est un homme d’écritures, tout entier investi en littérature et, de nombreux textes le disent, acquis à la cause arménienne.
Au Panthéon les dieux font bander la nation
Celui qui fait son trou à la fin y tombe
A chacun son église et dans nos cœurs le glas
Qu’adviendra-t-il au temps qui passe il nous dépassera hélas
Guy Donikian
Denis Donikian a publié dès 1967 un ouvrage intitulé Le lieu commun. Depuis, ses publications se sont succédé tant en Arménie qu’en France. Citons pêle-mêle : Une année mots pour maux (1999), Une Nôtre Arménie (livre-CD, 2009), Les Chevaux Paradjanov (éd. bilingue, français, arménien, 2019), Petite Encyclopédie du génocide arménien (en 2021).
- Vu : 694