L’amour des choses invisibles, Zied Bakir (par Catherine Dutigny)
L’amour des choses invisibles, Zied Bakir, juin 2021, 180 pages, 17,50 €
Edition: Grasset
Dans son autofiction, L’amour des choses invisibles, Zied Bakir agrémente son récit de nombreuses références littéraires, à commencer par Le Langage des Oiseaux.
Le Langage des Oiseaux, de Sheikh ‘Attâr Neyshâbouri, poète mystique iranien des XIIe et XIIIe siècles, est un récit symbolique qui met en scène la marche du pèlerin à la recherche de Dieu sous la forme d’un voyage d’oiseaux tentant d’atteindre le plus vénéré, Simorgh, leur souverain. Et ‘Attâr de prévenir son lecteur que « La marche de chaque individu sera relative à l’excellence qu’il aura pu acquérir et chacun ne s’approchera du but qu’en raison de sa disposition », et de préciser, dans ce passage que Zied Bakir a lu, dûment surligné : « L’amour des choses invisibles c’est l’amour sans souillure. Si ce n’est pas cet amour qui occupe ton esprit, le repentir te saisira bientôt ». Or y a-t-il une chose plus invisible que l’inspiration pour un écrivain presque novice comme il le confie dans l’une de ses interviews ? (1).
Dès lors, Zied Bakir, jeune Tunisien bohême vivant en France clandestinement, grand marcheur, amoureux transi de la littérature française, doux rêveur un brin utopique, devient un pèlerin par la grâce d’une rencontre avec une jeune française, Pomme, ayant décidé de se rendre à Saint-Jacques-de-Compostelle. Toujours prêt pour l’aventure, il lui emboîte le pas sans se soucier de son statut de clandestin, persuadé que la credential qu’il obtiendra au terme du pèlerinage lui servira de passeport et lui ouvrira les frontières. Ce cheminement ponctué de scènes cocasses de celui qui se dit « musulman catholique » fait germer dans son esprit l’idée d’inaugurer un parcours pédestre similaire entre la Tunisie et La Mecque, en passant par la Lybie en guerre. Idée pour le moins saugrenue. Point de voyage jusqu’à la Mecque pour le pèlerin mais la désolation et la désespérance dans une prison des faubourgs de Tripoli, à en perdre la raison et à vivre l’enfer dans l’attente d’une éventuelle exécution, ses geôliers se méfiant des poètes « fous ». Mais paradoxalement c’est également le moment propice à la maturation de cette inspiration tant voulue par l’auteur.
La seconde grande influence littéraire de ce roman est à chercher dans l’œuvre de Rimbaud. Si la culture arabo-musulmane a pénétré en profondeur l’œuvre et la vie du poète, Arthur Rimbaud ayant lu très jeune le Coran, il ressort également que cette lecture l’a conduit à rechercher une sagesse libre, comme le texte L’impossible, l’un des neuf poèmes en prose d’Une Saison en Enfer, le laisse entendre : « J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle ».
Ainsi, le truculent personnage de monsieur de Sonvraynom, fondateur d’une hypothétique mosquée Arthur Rimbaud dans le onzième arrondissement de Paris, « soixante-huitard non-reconverti » et traducteur peu orthodoxe du Coran, prend la figure d’un guide de pensée et de vie, voire d’un substitut paternel pour le jeune Tunisien qui adhère à ses propos : « Quant à moi, vous confessera-t-il, mon Coran se résume à cela : Point de contrainte en religion. Car dans l’Islam de monsieur de Sonvraynom rien n’était interdit et chaque croyant était capitaine de sa propre barque » (p.36).
Impertinent, drôle, parfois aquaboniste, Zied Bakir traverse les aléas de l’existence avec une grâce et parfois une nonchalance très orientale qui se nourrit, comme l’écrivait le Vicomte de Marennes en 1855 dans son Manuel de l’homme et de la femme comme il faut, des jouissances qui naissent de la pensée, du sentiment, des impressions de la vue et de l’odorat.
Son syncrétisme tout autant religieux que culturel très inaccoutumé dans une société qui réclame que l’on se positionne « pour ou contre » quel que soit le sujet abordé, sa soif de liberté intellectuelle et physique, son non-conformisme – en témoigne le pied-de nez de la fin du roman –, sa quête d’inspiration littéraire au travers d’une longue pérégrination, sont portés par un style alerte, précis, souvent poétique, largement humoristique et apportent une note de fraîcheur inattendue dans un paysage littéraire autofictionnel qui en manque trop souvent.
Une pérégrination littéraire et spirituelle au ton original et revigorant.
Catherine Dutigny
(1) https://www.franceculture.fr/emissions/la-salle-des-machines/zied-bakir-gregoire-polet-sandrine-berthet-spirites
Zied Bakir est né en 1982 en Tunisie. En 2006, il obtient à Sfax une maîtrise en langue et littérature française dont il se sert pour émigrer à Paris. En 2010, il autoédite son premier livre qu’il vend dans les rues de Saint-Germain-des-Prés. En 2015, il quitte la France et se retrouve dans une prison en Libye. Depuis son retour à Paris en 2017, il se consacre aux voyages et à l’écriture (source Grasset)
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