L’ami arménien, Andreï Makine (par Stéphane Bret)
L’ami arménien, janvier 2021, 214 pages, 18 €
Ecrivain(s): Andreï Makine Edition: Grasset
Dans ce récit, le lecteur qui s’attacherait de trop près au titre sera rapidement surpris, mais ce de façon très positive, car il n’y est pas question que de l’amitié, loin de là. Le narrateur se trouve dans un orphelinat de Sibérie, aux conditions d’éducation et d’hébergement très dures, marquées par l’arbitraire, la cruauté et la violence gratuite des condisciples de l’établissement. A quelle époque se situent ces événements ? Probablement dans les années cinquante-soixante, ces années où le soviétisme fait encore illusion avant son écroulement du début des années 90.
Il y a une amitié entre le narrateur et Vardan, un garçon du même âge, en butte à la violence d’autres adolescents soucieux de profiter de ses faiblesses et d’un état d’infériorité. Vardan éprouve de la compassion à la vision d’une prostituée et c’est l’occasion pour lui de resituer la signification de la souffrance, et sa réelle place : « Or, ce que disait Vardan allait bien au-delà de ce jeu d’antithèse sociales. Le malheur et la déchéance d’un être rendaient inacceptable toute la fourmilière humaine. Oui, tout entière ! ».
Le narrateur et Vardan vivent dans le quartier du Bout du diable, déshérité et peuplé en majorité d’Arméniens. A l’occasion d’une visite chez la mère de Vardan, Chamiram, celui-ci scrute une photographie accrochée sur le mur. Ce sont des parents de la famille, des victimes du génocide de 1915, perpétré par les autorités de l’Empire ottoman et ayant provoqué la mort de plus d’un million et demi d’Arméniens dans des conditions de cruauté et de souffrance rarement atteintes dans l’histoire. Ces personnages, ce sont ceux de Sarkisian, un horloger, et d’Altounian, un négociant en tissus.
Vardan joue là encore le rôle du révélateur, mais d’une façon sobre, faite de peu de mots, mais très évocatrice de l’horreur de l’événement : « Et pourtant, c’étaient précisément ces mots dénués de toute emphase et l’extrême simplicité de leur sens littéral qui rendirent à l’horreur vécue par les Arméniens une vérité sans recul possible, à la fois insupportablement réelle et fantasmagorique ».
Ce qui séduit, aussi, dans ce roman, c’est de voir resituer, redessiner des notions morales importantes, ainsi celle de la normalité. Vardan suggère à son ami de ne plus craindre d’être « anormal », de ne pas craindre de se tenir à l’écart, sur le bas-côté : « Oui, la possibilité de m’en décaler et de sortir du cercle dessiné sur l’asphalte. Quitte à être traité de pas normal ».
Enfin, et ce n’est peut-être pas un aspect anecdotique du roman, l’évocation du poids de l’héritage du communisme soviétique sur les comportements et les jugements des citoyens de ce pays est souligné à plusieurs reprises, « Ces humbles copeaux humains sacrifiés sous la hache des faiseurs de l’Histoire ».
La révélation finale du livre surprendra le lecteur, mais elle ne minorisera pas l’intérêt de ce beau texte sur l’amitié, l’histoire, la petite et la grande, et la nécessaire préservation des valeurs morales qui maintiennent en nous l’humanité.
Stéphane Bret
Né en 1957 à Krasnoïarsk, en Sibérie, Andreï Makine a obtenu le Prix Goncourt et le Goncourt des lycéens, ainsi que le Prix Médicis, pour Le Testament français, en 1995 ; le Grand Prix RTL-Lire pour La musique d’une vie, en 2001 ; le Prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre, en 2005 ; le Prix Casanova pour Une femme aimée, en 2013 ; le Prix Cabourg du roman pour Au-delà des frontières, en 2019.
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