L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, Michel Leiris en la Pléiade
L’Âge d’homme précédé de L’Afrique fantôme, octobre 2014, 1323 pages, 68 € (jusqu’au 28 février 2015, ensuite 75 €), édition publiée sous le direction de Denis Hollier avec Francis Marmande et Catherine Maubon
Ecrivain(s): Michel Leiris Edition: La Pléiade Gallimard
Second tome que consacre la Pléiade à l’œuvre de l’ethnologue du musée de l’homme, après celui donnant La règle du jeu paru en 2003 ; ce volume est partagé entre deux masses de granite : L’âge d’homme, c’est-à-dire l’autobiographie-manière Leiris, et L’Afrique fantôme, l’ethnologie-façon Leiris. Dans les deux cas, ni vraiment l’une, ni tout à fait l’autre…
Continuation ici du travail énorme et parfaitement maîtrisé de l’équipe autour de Denis Hollier qui certes connaît des pans importants de l’homme aux mille facettes – univers à jamais ouvert – qu’est Michel Leiris, mais, continue inlassablement de rassembler, en parfait chercheur, de peaufiner, d’archives en bibliothèques tout ce qui documente sur l’homme Leiris et la mission Dakar Djibouti, grande aventure géographique, ethnologique, et plus largement intellectuelle de l’Avant-guerre.
Ce sont les années Trente, traversant l’aventure du Surréalisme, et portant la guerre en fond d’écran, qui signent le présent volume. On les sent, du reste, dans les interrogations presque mélancoliques, littéraires et artistiques de l’homme Leiris, dans l’enthousiasme de nouveaux champs scientifiques comme l’ethnologie, en particulier, en Afrique, et – comme ombre suspendue – des évènements à venir, dans les pages sur la Tauromachie, alimentées par de très beaux dessins en noir et blanc.
« Il voudrait pouvoir écrire sans que ce soit des poèmes, sans penser en écrivant qu’il est en train d’écrire – écrire des pages qui ne diraient pas : je suis une page de littérature. Qui effaceraient tous les signes de littérarité. Écrire sans que ce soit coûte que coûte. Écrire sans écrire », analyse Denis Hollier face à « son » Leiris de cette époque, sortant du Surréalisme dès 29, repoussant l’écriture automatique devenue, pour lui, un non-sens. Quittant la vie littéraire, en même temps qu’il débute sa psychanalyse, et partant rejoindre la mission Dakar Djibouti (de 31 à 33), pour y tenir un journal – donc, une autre forme d’écriture, loin des dérives esthétiques – au titre d’archiviste ethnographe, aux côtés de Marcel Griaule, l’homme des Dogons. Dans une notice ultérieure de L’Afrique fantôme, Leiris notera, lucide, qu’en fait « paradoxe qui touche à la bouffonnerie, le journal de route que je m’étais astreint à tenir, publié presque sans retouches après mon retour, m’a situé comme écrivain professionnel ». Fuir l’écriture, pour l’agir, et revenir par là, à l’écriture, ayant été dans ces années la danse – à moins que ce n’ait été le combat, tauromachique peut-être – de cet écrivain majeur du XXème siècle, qu’est Michel Leiris. Mais encore – même pratique – détourner les procédés et les méthodes de la toute nouvelle ethnologie, pour s’analyser, se décrire – soi – comme objet d’étude, dans ce journal d’expédition, où l’on rencontre les découvertes des masques-mères impressionnants des villages Dogons, et, dans le même jet, quelques lignes essentielles sur sa sexualité, et son complexe de castration…
La Pléiade a pris le parti de la rédaction sur la publication, et, donc, l’ordre du livre n’obéit à aucune chronologie classique et attendue ; ni suivi des dates de première publication, ni celles des éditions revues, beaucoup plus près de nous (la dernière édition de L’Afrique fantôme datant de 1981). L’organisation de Denis Hollier accompagne l’auteur, ses hésitations, ses silences, ses voyages, ses fuites, au plus près, se pliant à son « fatras intime ». Du coup, c’est bien Leiris lui-même qui nous emmène, de cette lettre de Maurice Heine, saluant son talent (un tout, celui qui sait voir, dire, peindre ou dessiner la Tauromachie, acte vie/mort), et arguant de sa propre répulsion pour la corrida ; au relevé minutieux, presque heure par heure, de ces moments âniers, ou muletiers sur les chemins d’Abyssinie ; à ces pages posées là, selon son ordre à lui, sans chronologie aucune de cet Age d’homme: « je viens d’avoir trente-quatre ans, la moitié de ma vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit… je marche le haut du corps incliné vers l’avant… », où s’échafaudent – pêle-mêle, croit-on – son enfance, ses proches, sa sexualité, ses émotions artistiques, sa longue marche vers une vie d’adulte – un âge d’homme – toujours reculés. Quand bien même il faudrait écrire, puis voyager, observer les autres, ceux du bout du monde, et revenir à soi. Se mettre en danger, dit-il dans De la littérature considérée comme une tauromachie, écrit depuis Le Havre encore sous le coup des destructions de la guerre : « je me résignais mal à n’être qu’un littérateur. Le matador qui tire du danger couru l’occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait ; voilà ce que je voulais être ». Trajectoire constamment hésitante entre lumière et ombre…
On peut supposer que ce volume de La Pléiade aurait comblé Michel Leiris. L’ethnologue abouti (ayant passé ses solides diplômes après son terrain de la mission Griaule, dans une démarche inverse à l’usage) aurait aimé le recollement du moindre billet, et des notes si riches des annexes de ses œuvres. L’homme des confusions et mélanges chronologiques aurait souri et apprécié la chronologie exhaustive qui, mine de rien, est une colonne vertébrale essentielle du volume, corrigeant l’apparente fantaisie des publications ; et – surtout, peut-être – cette absence de classement rigide, ce vol au-dessus de la vie de Leiris, cette souplesse, collant à un itinéraire des plus originaux, butinant, n’oubliant rien pourtant. Un voyage dans l’homme ; celui-là, et en général. Tout ce que seule La Pléiade peut donner a répondu au besoin de Leiris : « faire le portrait le mieux exécuté et le plus ressemblant du personnage que j’étais (comme certains peignent avec éclat paysages ingrats et ustensiles quotidiens) ».
Martine L Petauton
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