L’Affaire Pavel Stein, Gérald Tenenbaum (par Gilles Banderier)
L’Affaire Pavel Stein, Gérald Tenenbaum, Cohen & Cohen éditeurs, août 2021, 146 pages, 17 €
Enseigner les mathématiques dans une université de bon niveau (ou dans un autre établissement) ne prédestine pas à occuper une place, quelle qu’elle soit, dans la littérature. Or, Gérald Tenenbaum, professeur de mathématiques à l’université de Lorraine, auteur d’une Introduction à la théorie analytique et probabiliste des nombres (omise à la rubrique « Du même auteur »), a également composé plusieurs romans qui ne se réduisent pas à une succession chronologique de titres, mais forment à présent cet ensemble organique qu’on appelle une œuvre, où chaque nouvel ouvrage prend place naturellement, non sans modifier la physionomie du tout. L’ensemble dépasse la somme des parties (peut-être y a-t-il une manière mathématique de formuler plus adéquatement cette idée). De même qu’il existe une relation entre l’unité que constitue le roman isolé et le tout que forme l’œuvre, une autre relation apparaît, entre l’œuvre et la tradition dont elle relève. La littérature française est, depuis Montaigne, une littérature de moralistes, ce qui n’implique pas une vision étriquée de la réalité, mais une volonté d’explorer les ressorts cachés des actions humaines (les maximes de La Rochefoucauld ont la rigueur, la transparence et l’inexorabilité des postulats géométriques).
Le résultat est très différent de la psychologie du roman anglo-saxon, par exemple. Un des lieux de l’étude moraliste est le portrait et, en particulier, le portrait féminin ; non que les femmes soient plus compliquées que les hommes, mais elles sont moins immédiatement lisibles. L’âme féminine n’est pas l’âme masculine et c’est très bien ainsi, quoi qu’en pensent les amoureux exaspérés.
La femme, en l’occurrence, se nomme Paula Goldman. Alors que le XXe siècle s’apprête à s’en aller où s’en vont les siècles, cette critique cinématographique rencontre le réalisateur Pavel Stein, qui (comme Anselm Kiefer en sculpture) a cherché dans ses films à tirer les conséquences esthétiques et intellectuelles de la Shoah. Paula se rend ensuite au domicile de Stein pour un entretien et arrive ce qui se produit parfois entre une séduisante jeune femme et un homme mûr (le prénom Pavel étant significativement une forme slave de Paul). À quelque temps de là, elle reçoit un billet d’avion afin de rejoindre Stein dans la thébaïde tibétaine où il s’est retiré pour méditer. Ce n’est pas un mince voyage, mais Paula l’accomplira pour retrouver son amant et l’épaisseur de ses secrets, sédimentés au cours d’une vie plus longue – et plus sombre – que celle de la jeune critique.
Dans ce très beau roman, au style finement ciselé, parfois lapidaire (au meilleur sens du mot), le Pr. Tenenbaum peint un admirable portrait de femme, penchée au-dessus des abîmes de la vie, de la création et de l’Histoire. Et, bien que cela ne soit assurément pas son but, il réduit à néant les élucubrations de cette idéologie mortifère qui voudrait que, pour parler des femmes ou d’autres groupes sociaux, il faille soi-même en faire partie.
Gilles Banderier
Professeur à l’université de Lorraine, Gérald Tenenbaum est chercheur en mathématiques pures et écrivain.
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