L’Adversaire, Emmanuel Carrère (par Marianne Braux)
L’Adversaire
Ecrivain(s): Emmanuel Carrère Edition: Folio (Gallimard)
Lorsque, étudiant en médecine, il raconte à son entourage qu’il a réussi son examen d’entrée alors qu’il ne l’a même pas passé, Jean-Claude Romand ne sait pas que ce mensonge marquera le début d’une spirale infernale qui le conduira à mener, pendant près de dix-huit ans, une insupportable double vie. Insupportable, tout au moins vers la fin, quand, réalisant qu’il n’a plus les moyens (entre autres financiers) de continuer à mentir, il se retrouve au pied du mur et assassine, en 1993, ses parents, sa femme et ses deux enfants pour ne pas avoir à leur avouer la vérité sur sa véritable identité : non pas un médecin travaillant en Suisse pour l’Organisation Mondiale de la Santé à Genève, non pas un ami à qui on peut faire confiance pour garder au chaud son argent de l’autre côté de la frontière, non pas un mari ni un fils fiable et sûr de ce qu’il dit et fait, mais un homme sans emploi qui passe ses journées dans sa voiture et à se promener dans les bois, et dilapide l’argent qu’on lui a (frauduleusement) confié pour mener la vie qu’il souhaite donner à ses proches.
Libéré de vingt-six ans de prison l’année dernière, le plus grand menteur du 20è siècle est réapparu dans la presse et avec lui, cette affaire effroyable connue sous le nom de « L’affaire Romand », qui a coûté la vie à cinq innocents dont on a peine à croire qu’il les aimait vraiment, ainsi qu’il a pu le répéter au cours de son procès en 1996. Que le mensonge puisse conduire à la folie, cette affaire le montre et ce faisant, elle nous met en garde contre ce poison de l’humanité.
Sa réapparition a été pour nous l’occasion de lire L’Adversaire (P.O.L, 2000) écrit par Emmanuel Carrère suite à l’arrestation de Jean-Claude Romand, avec qui il a pu mener une longue correspondance afin de sonder, en écrivain enquêteur et psychologue, les méandres psychiques du menteur et meurtrier « malgré lui ». Dans ce récit à la première personne, l’écrivain ne se cache pas derrière des faits difficilement objectivables. Le jequi intervient à intervalle régulier dans le récit nous rappelle que derrière toute histoire se tient un individu aux prises avec un réel qui le dépasse. Carrère nous dit « qu’il ne s’agit que de [lui], que de [son] récit ». L’auteur ne cache pas non plus sa fascination pour Jean-Claude Romand, une fascination qui le dérange et qu’il tente de contrôler dans l’écriture, mais qu’on sait bien naturelle en ce qui concerne notre rapport à la folie et aux faits divers qui posent la question du Mal.
J’avais peur. Peur et honte. Honte devant mes fils que leur père écrive là-dessus. Etait-il encore temps de fuir ? Ou était-ce ma vocation particulière d’essayer de comprendre ça, de le regarder en face ?
On n’a pas tous les jours l’occasion de voir le visage du diable : ainsi commençait, le lendemain, le compte rendu du Monde. Moi, dans le mien, je disais : d’un damné.
Ce livre est exemplaire du talent de narrateur d’Emmanuel Carrère. La sobriété du ton, la justesse de la phrase produisent un texte qui se dévore sans peine en un après-midi. Entraîné dans le récit d’une histoire unique et complexe, le lecteur appréciera également le privilège d’une proximité inhabituelle avec l’auteur, ses doutes, ses questionnements, et le poids d’une responsabilité face à des faits réels, demandant un grand courage à celui qui se sent appeler à y répondre littérairement.
Je suis entré en relation avec lui, j’ai assisté à son procès. J’ai essayé de raconter précisément, jour après jour, cette vie de solitude, d’imposture et d’absence. D’imaginer ce qui tournait dans sa tête au long des heures vides, sans projet ni témoin, qu’il était supposé passer à son travail et passait en réalité sur des parkings d’autoroute ou dans les forêts du Jura. De comprendre, enfin, ce qui dans une expérience humaine aussi extrême m’a touché de si près et touche, je crois, chacun d’entre nous.
Marianne Braux
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