L’administrateur provisoire, Alexandre Seurat
L’administrateur provisoire, août 2016, 182 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Alexandre Seurat Edition: La Brune (Le Rouergue)
Très beau livre, grave, que ce second roman d’Alexandre Seurat, dont le sujet a priori semble classique, car inhérent à notre Histoire et, par là, résonnant souvent en littérature. Une famille ; l’un des siens, un arrière-grand-père de celui qui parle, a collaboré pendant la guerre, en travaillant pour le Commissariat aux questions juives ; condamné par une décision de justice posthume. Le secret, par la suite, déguisé souvent en oubli, voire en déni, a recouvert les traces des faits. Comme l’effacement ou l’enfouissement de la marée montante. Le jeune descendant soulève les voiles en creusant une batterie de questions : qu’a fait cet arrière-grand-père ? Comment, quand et contre qui ? A quelle hauteur placer son action, son crime, bien sûr, sa responsabilité ? Et au final, qui était cet homme : « bon, dit-il, c’était un bigot, il était d’une certaine époque, voilà… » ? Creuser, comme avec un bistouri qui va charcuter, faire mal, évidemment, et pour autant, éliminer une tumeur dangereuse, celle qui, en goutte à goutte, attaque le tissu familial ; cancer qui a déjà fait une première victime, le frère du narrateur : « hanté par la Shoah, quand il rentre de sa visite d’Auschwitz avec sa classe de lycée, possédé par la haine, un désir de vengeance… ».
Enquête à deux branches, menée à la fois dans la mémoire familiale et dans les archives et témoignages historiques. Quelle démarche voulant valider l’autre ? Traçabilité – c’est le mot, à la façon dont on traque l’origine des animaux porteurs de maladies mortelles – de ce « Raoul H ; il dit Raoul H comme s’il parlait d’un étranger qui n’aurait pas porté le même nom que lui ».
La part – historique – du récit, sa redoutable froideur implacable, s’incarne avec force dans une ou deux figures de ces familles juives spoliées par l’administrateur provisoire, dans le cadre de « l’aryanisation économique ». On entre dans la peau de Ludwig Ansbacher déporté de Pithiviers au matin du 17 Juillet 1942, mort à Auschwitz le 26 Août, ou d’Emmanuel Baumann « silhouette fantomatique dans les bruits de Drancy, le tumulte de Drancy, coupé de tout espoir, de toute attente ». Enquête qui ne peut s’affranchir pour le narrateur de ses liens avec l’objet de la quête ; peut-on se faire l’historien des siens ? « il y a son nom dans l’inventaire, son dossier H. Raoul… avec la honte : je viens de là, de Raoul H ».
Mais c’est l’enquête interne, au creux des chairs familiales, qui, imbriquée à l’autre recherche, fait la haute valeur du récit. Ce circuit de chiche parole à silence pesant, de cet oncle au cousin, recoupant ce qu’on croit savoir, décortiquant l’à peu près du certain (« et l’antisémitisme dans la famille, il y en avait ? Il ne répond pas d’abord »). Comment ça marche un secret de famille cadenassé dont on entrouvre la porte ? Quels bruits – si particuliers – ça peut bien faire ? « C’est Jean qui sait, m’a dit Pierre, c’est Jean qui a toutes les informations. Jean, on le voyait rarement… »
Bien entendu, on ne peut que lire en ramenant à nos mémoires ces hommes bien sous tous rapports, bourgeoisement installés dans la France d’après-guerre, et que – comme on disait alors – l’Histoire rattrapait ; un Maurice Papon, par exemple. Certaines scènes du procès entamé de l’arrière-grand-père semblent des copié-collé de la défense du Bordelais : « – Je ne reconnais aucunement la légitimité de cette Cour et par voie de conséquence aucun des jugements qu’elle serait susceptible de rendre. Et l’homme s’assoit ». La parole du jeune narrateur – peut-on dire, le récitant de cet étrange chemin de croix – n’est pas sans nous ramener, quant à elle, à plus d’un livre de Modiano, mais il faut laisser au récit-roman de Seurat, à sa construction, à son écriture, ce qui lui revient d’exclusivité (chaque histoire semblable étant unique) tant dans le collaborateur et son « œuvre », que – bien plus – dans les ondes de choc qui ont construit sa descendance, et qui émaillent son essai d’épuration à sa façon.
Martine L Petauton
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