L’adescendance, Anne Fleury-Vacheyrout, par Carole Darricarrère
L’adescendance, Anne Fleury-Vacheyrout, 5 Sens Editions, coll. Belles Plumes, avril 2018, 162 pages, 13 €
Premier tableau, compressif hors d’haleine par paliers d’atteinte, en nage de ressort à sec, « ce rythme incisif », ce dispositif filmique à partir duquel le script installe le motif, le caméraman trace la protagoniste, l’écrivain ferre le lecteur. « Ta », « tu », « tes » : le discours intérieur installe une figure centrale, je, avant de la faire s’évader par la fenêtre, de l’autre côté de la rue, du côté de la mer, s’évaser sans s’envaser dans la quête platonique de son miroir consanguin, vrai premier amour « à tâtons dans l’escalier car tu le sais, pour monter il faut descendre ».
Si ce livre était un film, il serait filmé quasiment en mode pause, in utero, composé de ralentis et de flash-back, émaillé de scènes liquides aimantant tant de détails, tous ces petits détails autobiographiques qui collent à la peau, à la toile, fichés dans la rétine, ineffables autant qu’indépassables. S’agissant de portraitiser une idole, un idéal consanguinément inatteignable servi par une prose poétique pastellisée de nappes élusives flirtant avec l’autofiction, d’une surface réfléchissante aquatique halogène débordant du côté du ciel, ce livre on dirait d’aquarelles, tout en miroirs à facettes, une autopsie à cœur ouvert de confesse à confession.
« La petite nièce » a tracé une ligne imaginaire à l’encre aux trois-quarts de la page en guise d’horizon et a lancé ses lignes en direction de la mer depuis la plage tel un pêcheur prêtant allégeance au moindre détail : Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? « Dans cet incroyable dédain affiché par les heures – celles qui durent, qui filent et qui fabriquent le temps passé sans lui – elle attend son retour ».
Son esprit gambade à perte de vue sur les images souples de la phrase, son vocabulaire fleuri insulairement semé au sommet le plus pointu de l’attente, elle lance des digressions de papier qui dessinent à longs traits de possibles chemins tournant inlassablement en cercles concentriques autour d’elle telle une moitié centrale rêvant de se compléter idéalement en l’autre, en lui. Elle file des rendez-vous au temps de l’autre côté de la mer. Elle substitue ses traits à ceux de l’absent. Elle se rêve et se flirte en lui mais se réveille seule, seule au bord d’elle-même cœur croisé sur une foule précise de sentiments. Elle retraverse l’espace et le temps à la brasse, grandit et rapetisse au gré de sa quête, vêtue d’eau claire bleu jean à nageoires de dauphin. Elle observe comme le font les enfants, intensément rien ne lui échappe. Elle fait vibrer la harpe de ses doigts sur le moindre mot qu’elle presse tel un petit fruit bien mûr pour en extraire le meilleur de lui-même. Elle fait juter les accords, se gonfler les flots, lisses d’impeccables rouleaux de langue d’où pourrait surgir la figure adescendantesi désirée qui marche détachée d’elle-même comme de tous pieds nus sur l’eau, sanctifiée. À Paris, à Bordeaux, à Pointe-à-Pitre, trempée tantôt d’enfance tantôt de désir, deux portraits hésitent l’un dans l’autre, deux reconstructions à l’aquarelle déclinées en vingt-cinq tableaux de peintre en lieu de chapitres empruntant à la vocation première de l’auteure : artiste, artiste peintre, artiste écrivaine remontant le fil de sa vie jusqu’au nœud, jusqu’au point de suture, jusqu’à la trace de ses pas dans les sables mouvants de sa biographie à l’épreuve de l’effacement.
S’ausculter jusqu’à la surimpression du réel et de la réalité, de l’imaginaire et du flou de mémoire, en couches et sous-couches de mots soustraites à la langue, à la vue, à l’attente, à l’espoir, à l’ajournement de l’histoire, à sa réécriture, à son contournement, s’ajustant au souvenir. Remplir l’absence de mots comme on trompe le temps, gratter ses croûtes jusqu’au sang rose des premières larmes, jusqu’au début de la fin de l’innocence, tresser cela de ses vœux de page en page, capter son propre reflet en filigrane de toute sensation, visuelle, auditive, olfactive, palpable, faire contre toute attente mauvaise fortune bon cœur, regarder, vivre, parler pour deux, à deux, seul, écrire comme l’on parle tout seul, comme l’on se raconte à soi-même, comme l’on photographie le film à l’envers de sa vie à la perche, comme l’on vieillit, comme l’on se souvient, comme l’on retouche une image pour en bonifier les contours, en exhumer le sens, pour continuer à aimer et à s’aimer sans l’autre, malgré l’autre, ensemble.
Anne Fleury-Vacheyrout écrit un pinceau dans la main droite et une plume dans l’autre, elle jongle avec la palette, se réinvente en geste d’écrivaine vidéaste. Beau titre, l’avoyelle privative rabattant l’infini sur la lèvre, allégeant l’arbre, L’adescendance est son premier livre, un livre longuement porté en soi, sur soi, tel un nœud coulant bleu émeraude négligemment noué à même la peau à l’abri des regards, foulard de l’expression de soi en questionnement et miroir de vie et de mort. Livre(t) de famille. Signe distinctif. Une fabrique de soi en quête de l’autre, de son style, de sa différence, de la fascination qu’il exerce naturellement sur tous, de son mystère, de ce qui en l’autre échappe à la logique du même : sa différence lui appartient en propre, sa disparition en est la signature.
Le livre se rassemble dans le livre autour de cette signature du onzième au dix-huitième chapitre, tout se cristallise, se concentre, s’encorde à l’écriture quand elle se resserre. Les pas perdus de deux indémêlables portraits liés par le sang, la connivence, la naissance du désir, la perte de l’un, en creux de vagues, en pointillés de points d’eau, apparaissant disparaissant par émois tel un poisson lyre dans un mirage dilué à même les eaux obsessives de « la petite nièce » en passe de voler au secours d’une abstraction : l’enlèvement insensé de l’adulé à la pointe du regard, géographiquement insituable, la reconstitution d’instants volés à la vie des êtres, l’échec de la compréhension, l’apprentissage ad nauseam de la perte au pied d’un mur, voie du pardon.
« La petite nièce », hétéronyme du jebrossé de la tribu, se fond alors dans le tableau « debout, dressé devant ses pieds nus dans le sable chaud, dans le sable chaud le tableau et les pieds. Sur la surface travaillée, on peut voir un garçon filant sur une immense vague. La grâce du geste capturé par le couteau est infinie (…). Plaquée au mur, elle ne peut avancer sans choisir un côté, un chemin entre tous, celui qui contourne ou saute par-dessus, à moins qu’elle ne prenne celui qui traverse, qui déchire, bousculant tout du sens de l’œuvre ». Traverser la toile jusqu’à l’écriture, l’écriture de la mer qu’Anne a du écouter amoureusement dans le récit de l’adulé, traverser le mot jusqu’à la recréation des absents alors même qu’« au bout des pieds se dresse un mur », sans alanguissement.
Alliance de deux arts, le pictural et le scriptural, dans le corps juvénile d’une individualité, tentation de l’un pour l’autre, accouchant d’un style, d’une façon de se déplacer, de poser ses filets sur le paysage, d’en trier les objets et de les porter à la lumière, singulière d’une recherche à multiples têtes. « Il faut quitter ce méat infertile, il faut partir, partir à la recherche du sens ».
S’extraire de « ce dédale clos », s’exporter, enfiler le gant de l’écriture, le gant magique qui caresse le réel, recolle les morceaux, restitue les corps, traverse les murs, ouvre les portes, pendant que Philippe – « il était le plein et il était le vide » – « fléchit tout son corps pour dénuder la mer » en attendant que la mer, dont il adescend, à son tour ne le dénude, ne le dérobe.
« (…) il ne saura rien de tout cela. Il ne saura rien de ce corps rentrant tel un couteau dans le corps des autres, de cette dent bien acérée qui pousse après la mort sur son corps pour mordre dans la vie des autres ».
Reste l’étreinte d’écrire, l’amour des mots, le plaisir quasi plastique de prolonger la pensée en partage d’être lu, le pont que cela fait au-dessus de l’abîme contre toute tentation d’oubli, complétant ici ce qui se refuse ailleurs, se frayant un chemin vers la lumière, l’écho de l’hier dans une coquille de sel, le poinçon de la mer sur le fond plat de la pupille, l’immensité vaine du vivre laissée en héritage, l’océan à flot d’un grand bain de mots comme autant de bouteilles lancées à la mer, à ses amers, « finissant (leur) course dans de sombres épissures ».
« Se peut-il que l’art soit une nouvelle forme de l’existence avec, dans le retour, la possibilité de regarder encore ? ».
Pour atteindre le sens, se souvenir que « toute œuvre est un cœur qui bat » sur des échelles de temps.
Carole Darricarrère
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