L’abandon des prétentions, Blandine Rinkel
L’abandon des prétentions, janvier 2017, 240 pages, 18 €
Ecrivain(s): Blandine Rinkel Edition: Fayard
« Sans doute, n’aimons-nous jamais que les énigmes » : de celles, merveilleuses, qui voient par exemple un livre s’ouvrir sur une phrase d’Annie Le Brun. Le ton est donné : Blandine Rinkel, d’emblée, place son premier roman à un niveau d’exigence littéraire qui force le respect. Annie Ernaux ? Pierre Michon ? L’abandon des prétentions lorgne en effet vers de sacrés aînés qui en intimideraient plus d’un.
Appelons donc cela roman, puisque c’est marqué sur la couverture. Une jeune femme fait le portrait kaléidoscopique de sa mère, Jeanine, prof d’anglais à la retraite à Rezé, petite ville près de Nantes. 65 ans et, pour elle, 65 chapitres brefs écrits à la première personne – 66, en comptant ce chapitre 0 qui affiche le projet d’une fille vis-à-vis de sa mère, « regarder à travers la lucarne organique qu’est son propre regard pour enfin aller à sa rencontre » – et qui forment autant de fragments de tendresse à l’égard de celle qui n’existe que par, et pour les autres. Moussa l’ingénieur syrien, Alvirah la vieille Algérienne perdue au supermarché, Nicolas et Kareski les détenus récidivistes, Sarah la chauffeuse de poids-lourds et sa cohorte de camionneurs fêtards, Carmen la mythomane espagnole, un étrange marin russe ancien danseur du Bolchoï, Ruth l’Américaine, Brenda d’Ottawa, le jeune couple Sébastien et Romaric…
Toutes ces vies minuscules, rencontres de hasard, sur lesquelles elle pose un regard d’une infinie bienveillance. Pays, langue, religion, profession, statut social, univers culturel… Être l’autre, le différent de soi : Jeanine ne s’enthousiasme jamais autant que pour quiconque la tire d’elle-même et de son petit monde insipide. Alors elle leur ouvre la porte de son petit appartement. Les accueille et les écoute dans sa cuisine repeinte en rose, cocon de paroles et d’humanité dans la violence anonyme du monde extérieur. Les loge aussi, au besoin, au grand dam des voisins ordinairement racistes que ce défilé d’étranges étrangers dérange. À Rezé comme à Paris, à Calais, ou sur les côtes de Lampedusa, on n’en finira pas si facilement avec la haine de la petite différence qui refuse de voir d’abord en l’autre l’alter ego qu’il est par essence.
C’est donc un portrait original qui finit par se tisser au fil des pages, un portrait altruiste qui laisse finalement deviner, par ricochet, les fêlures d’une femme plus fragile qu’il n’y paraissait, une femme perdue elle-même dans son manque de confiance, une déracinée de l’intérieur qui cherche dans les exils des autres de quoi nourrir son propre mal-être. Humble dignité des discrets, que l’éclat des hommages, y compris littéraires, effarouche. Chez les autres, donc, une raison, sinon la seule – la dernière ? – de vivre. Car le mari, lui, s’est évanoui aux quatre vents depuis longtemps. Quant à la fille, narratrice attendrie et distante, admirative et tendrement ironique, elle vit déjà sa vie, ailleurs et autrement, et pleine d’une culture qui lui permet de mesurer l’écart.
Il y a du Amélie Poulain chez Jeanine, et l’éloge attendri peut tourner parfois au panégyrique systématique. Quelle place alors pour un tiers lecteur, dans cette longue lettre d’amour d’une fille à sa mère ? C’est sans compter la force d’un style que Blandine Rinkel travaille parfois jusqu’au raffinement, alternant chapitres d’une fluidité apparemment plus facile (versant Ernaux) et moments de véritable prose poétique (versant Michon, les plus beaux), tels le chapitre 2 où elle brosse le portrait physique de Jeanine, ou cet éblouissant chapitre 18 où la narratrice ose aussi, ose enfin se livrer, se délivrer et apparaître derrière l’écran interposé de sa mère. Et qu’est-ce qui motive au fond la littérature elle-même, sinon cette pudeur-là ? Ce jeu-même des transparences ? Jeu de miroirs et mise en abyme : est-il possible alors d’entendre dans ce que Jeanine nous dit d’elle à travers les autres, un peu de ce que Blandine Rinkel, à travers le livre de sa mère, murmure in fine d’elle-même et de la cage d’angoisse du réel dans lequel il lui faut à son tour trouver sa place ? « Il nous faudrait écrire un livre sur chacun de nos proches, pour apprendre, au gré des pages, combien, comment, nous les aimons ».
Frédéric Aribit
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