Kronos, Witold Gombrowicz
Kronos, septembre 2016, trad. polonais Malgorzata Smorag-Goldberg (Notes Rita Gombrowicz et la traductrice, Introduction Rita Gombrowicz, Préface Yann Moix), 380 pages, 24 €
Ecrivain(s): Witold Gombrowicz Edition: Stock
Le moi-écrivant dans le temps
« Je n’écris rien », W. Gombrowicz
« C’est la vie à l’œuvre », Yann Moix
Dieu sait si nous avons aimé, rendu à ses mystères et lumières, à ses apparents paradoxes, à ses provocations légitimées dans une pensée loin portée, l’œuvre romanesque (Ferdydurke, Trans-Atlantique, La Pornographie, Le Mariage, Cosmos) et théâtrale (Yvonne, princesse de Bourgogne) de l’écrivain Witold Gombrowicz, et combien les pages de son Journal, marquées par l’esprit toujours en éveil, soupçonneux des trucages et faux-semblants littéraires, chargées d’observations aiguës, d’analyses inattendues, nous ont retenu. Pour ces raisons, les pages rétro-introspectives qui nous sont données avec ce Kronos, qui ne diminuent en rien notre admiration, nous surprennent cependant. Qu’en retenir ? Qu’y cerner ?
C’est la lumière furtive jetée comme par le rayon tournant d’un phare sur la partie la plus intime de l’existence de l’écrivain, côté cuisine, salon et chambre (d’hôtel le plus souvent). C’est l’envers de la tapisserie, où ne règne aucun mystère, sauf celui du détail indicible, là où doit s’arrêter la confidence, notamment dans le domaine érotique, sauf encore celui de l’arrêt après quelque information sèche et dure comme silex. « Je regardais défiler sa vie, année après année. C’était bouleversant. Une énigme. Un trésor », nous confie Rita, celle qui l’accompagna jusqu’à la fin de sa vie. Certainement oui, pour elle qui le connut d’aussi près. Il lui confia, à Vence, ses secrets et anecdotes polonaises et argentines, les deux espaces terrestres où il vécut le plus longtemps. L’Argentine est décisive en l’affaire. Rita nous dit encore : « … puisqu’il ne pouvait tout dire dans une revue de l’émigration, il écrirait un autre journal plus intime ». Puis : « Kronos est la recherche obstinée de l’armature de son être ».
Très bien. En quoi consiste précisément cette recherche ? Cette armature ? Quelle forme prend ici le « défilé de sa vie » ?
Gombrowicz prit sans doute dans le Journal d’André Gide, qu’il lisait, cette manie intermittente et agaçante chez le Français, de dire d’un mot, de signaler par une allusion un événement, une rencontre, une lecture, un spectacle, une dispute, sans qu’on puisse en savoir davantage. Chez Gombrowicz, la manie est continue, envahissante, totalitaire. On en déduira que ce « double » expéditif de l’autre Journal (celui de W.G.) fut pour lui d’abord un aide-mémoire, le tracé d’un parcours semé de jalons de toutes sortes (Il y mettra finalement de l’ordre). Yann Moix ne manque pas de signaler le fait en tant que merveille de précision. Précision, oui. Merveille ? Je résume : Witold achète un pull, souffre de fièvre, d’abcès, perd une dent, se brouille avec l’un ou l’autre (si les notes, heureusement de bas de page, n’étaient si claires et abondantes, nous ne saurions à peu près rien, hormis d’écrivains connus et reconnus, de ces hommes et femmes qu’il rencontre par dizaines… et il se brouille à peu près avec tout le monde…). Witold joue aux échecs, perd ses pipes, on les lui vole (une tragédie qui l’occupe deux années !), se querelle avec sa logeuse, son voisin de palier… ses dents se déchaussent, il souffre de diarrhées, aucun de ses organes ne le laisse en paix, il attend de l’argent, il se découvre un nouveau cancer chaque matin, il fait l’amour (il est bisexuel !), son éros ne le laisse pas en paix, son éros l’abandonne, il mesure, en fin d’année surtout, l’état de son compte en banque, l’état de son « prestige », celui de sa santé… Witold bonhomme d’entière chair souffrante est seul statufié au cœur de ce Kronos. Il en est l’axe. Le monde tourne autour de lui. À sa décharge : il souffre réellement d’une santé chancelante dont il parle avec une « scrupuleuse inexactitude » comme eût dit Jules Renard, car les cent médecins qu’il consulte le ballotent en tous sens et le voilà angoissé et incertain, à juste titre. Hypocondriaque ? Un brin. Nombriliste ? Entièrement. Complaisamment, maladivement et innocemment narcissique ? Sans aucun doute. Sur tous les fronts, pour favoriser ses publications, la diffusion de son œuvre, sa renommée, il se bat avec acharnement. On l’admirera pour cela. L’exil argentin, dont les causes restent dans la pénombre, façonna son existence vagabonde, picaresque, mais toujours en quête d’une impossible stabilité que l’on ne peut voir que comme une appétence petite-bourgeoise (ses origines aristocratiques se sont fort éloignées) : il aimerait paraître mieux et plus représentatif en société (n’est pas Thomas Mann qui veut). L’achat de vêtements, d’objets de prix, des rentrées monétaires, la rencontre de Rita, le séjour dans le sud de la France (à partir de 1963) lui permettront de satisfaire cette illusion à de certains moments. Le passage, en somme, d’une existence filigranée, dont voici « l’allure » découpée au hasard : « Lettres de Richter et Neske, fiasco avec les ventes de Ferdy. J’envoie les échos de la presse à Wiadomości et à Kultura. J’achète un gros pull » (Mai 1961, La Plata, p.250).
Qui lira avec intérêt ou passion ce Kronos ? Il me semble que l’universitaire, le chercheur en littérature, celui qui prépare un essai, une thèse sur Gombrowicz et son œuvre y trouveront leur pâture. Pour le lecteur ordinaire (mais il n’existe guère de lecteur « ordinaire » à propos de W. Gombrowicz, c’est complètement exclu !), il se lassera très vite et abandonnera le livre sur un banc de square. Seul un lecteur passionné ira au bout. Si ce lecteur revient, en lecture simultanée, au Journal (I et II) déjà paru, il y trouvera sans aucun doute des points d’ancrage pour sa réflexion, des éclaircissements très utiles quant aux circonstances de la composition de telle ou telle œuvre… On ne trouve d’explication, hormis celle de la nature personnelle, à cette propulsion forcenée du moi sur le devant d’une scène d’ailleurs plus intérieure que publique, que ce fait indéniable d’une œuvre d’accès difficile, une manière de paradoxe constant, de mise à l’épreuve de la réflexion du lecteur, et surtout de la perspicacité et de l’intelligence de la plupart des éditeurs qui ne le suivront qu’à partir des années 50. D’une certaine façon, Kronos rejoint l’œuvre, la suit et la précède, et en même temps lui ressemble. Le combat est constant : parfois des victoires, parfois des impasses, des refus que W. G. reçoit avec aigreur, indifférence, satisfaction… La présentation de Kronos par l’éditeur parle de « la coulisse de l’Œuvre », mais il s’agit de la coulisse donnant sur la rue par une porte dérobée… et de « laboratoire ouvert à notre regard ». Soit !… mais d’un laboratoire ouvert sur la psychophysiologie de l’écrivain plutôt que de son œuvre.
Michel Host
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