Koltès dramaturge, Anne-Françoise Benhamou
Koltès dramaturge, février 2014, 240 pages, 15 €
Ecrivain(s): Anne-Françoise Benhamou Edition: Les solitaires intempestifs
Retour à Koltès
Anne-Françoise Benhamou écrit, dans l’une de ses contributions réunies dans le volume Koltès dramaturge, que l’œuvre de ce dernier a connu une sorte de purgatoire après sa mort. Jean-Luc Lagarce, son cadet de dix ans, et la scène contemporaine d’une autre manière ont pour un temps oblitéré celui qui à partir de la fin des années soixante-dix et pendant les années quatre-vingt fut sans doute le plus important des dramaturges français, mis en scène par Patrice Chéreau, Peter Stein.
Il était donc temps de revenir à lui. La pièce Dans la solitude des champs de coton est-elle ainsi inscrite au programme d’admission du concours d’entrée à l’ENS, cette année. Diverses parutions viennent nourrir cette année éditoriale faste (Christophe Bident : Koltès, le sens du monde, ou François Bon : Pour Koltès, publiés aux Solitaires intempestifs). La disparition il y a quelques mois de Patrice Chéreau ajoute à la nécessité de comprendre le parcours de Koltès et de « son » metteur en scène, convoqué de manière émouvante dans le recueil d’Anne-Françoise Benhamou : elle reprend en effet un entretien qu’elle avait eu avec Chéreau et son assistant (de 1981 à 1988) Claude Stratz, mort en 2007, pendant les répétitions de Dans la solitude des champs de coton en 1995.
Le propos d’Anne-Françoise Benhamou se donne tout d’abord à la fois comme celui d’une lectrice et spectatrice (p.11). L’ensemble de sa réflexion, traversant onze essais ou articles, notes, parus entre 1990 et 2010 et revus et remaniés ici, témoigne de ce double regard. Il y a tout d’abord la date fondatrice dans l’œuvre dramatique de Koltès : 1979 avec Combat de nègres et de chiens après le premier succès et la reconnaissance au festival off d’Avignon avec La nuit juste avant les forêts (texte monologue). Il dira lui-même qu’il s’agit entre ces deux œuvres d’un tournant décisif (p.73).
Koltès et Chéreau. Koltès se souvient de la mise en scène de La Dispute de Marivaux qu’il a vu de nombreuses fois et qui entre dans le corps même de son propre texte. Un nouveau langage dramatique sera possible à partir de cette nouvelle scénographie, mise en forme sur le plateau. L’exemple du mur, des murs sortis des travaux de Peduzzi, sera sans doute significatif pour appréhender l’univers de Koltès chez qui le mur est en quelque sorte une expérience du monde, tout comme la frontière. Le théâtre devient lieu concret et métaphysique. Koltès en vérité va échapper à l’héritage du théâtre des années 70, influencé par Beckett et son « exténuation de la fiction » et par Brecht, lui du côté de la fragmentation, de la déconstruction. Son théâtre, comme l’écrit A.F. Benhamou, cherche à « figurer l’insaisissable complexité du réel ». Il aime raconter des histoires mais comment l’opacité du monde et des êtres peut-elle se dire sur la scène ? En construisant chacune de ses pièces de manière singulière, en leur donnant une structure subtile afin de capturer l’énigme du réel, répond A.F. Benhamou.
Le lien Koltès-Chéreau est magnifiquement illustré par l’article Genèse d’un combat. L’auteure dévoile les notes, dans les diverses brochures ou étapes de l’entreprise de Chéreau aux Amandiers, qui le montrent lecteur de Koltès et surtout lecteur en metteur en scène. Il serait d’ailleurs passionnant d’éditer ces documents d’« un work in progress ». Le texte de la pièce variera selon ce va-et-vient écriture-mise en scène jusqu’à l’édition définitive chez Minuit. Rien n’est clair chez Koltès mais tout est aube et crépuscule : Cet agencement singulier de la clarté et de l’opacité est un des traits les plus constants de la dramaturgie de Koltès ; elle fait toute la séduction de l’œuvre : des constellations de langage d’une précision parfois presque maniaque détachent leur éclat sur les gouffres obscurs de la fiction. Dans ces trous noirs et ces non-dits, l’auteur semble parfois se cacher pour mieux jouer ou jouir de la frustration que produit l’incomplétude de ses pièces (p.119-20).
La noirceur du monde, du désir, en fait, renvoie à la perte violente de l’enfance, à son viol comme dans Roberto Zucco. Les sentiments eux-mêmes sont dans la quête d’un au-delà de l’amour. La parole des personnages est aussi une expérience des limites souvent face-à-face où un seul des interlocuteurs s’exprime alors que l’autre se tait. Les personnages gardent leurs secrets à jamais. Et celui du désir plus que tout autre.
La richesse du recueil d’A.F. Benhamou devrait participer à la redécouverte des textes de Koltès et à son actualité sur les scènes européennes, comme ce fut le cas à l’automne dernier à Genève au théâtre Grütli avec deux mises en scène ou à Bruxelles plus récemment au théâtre Varia.
Marie du Crest
Autour de Koltès :
Les textes de B.M. Koltès sont édités aux éditions de Minuit.
Didier Ayres : Thèse Université Vincennes-Saint-Denis (2003) : De l’étrangeté dans le théâtre de Bernard-Marie Koltès.
Articles dans les revues « Théâtre » et « Les cahiers de poétique » (Université paris VIII).
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