King Zeno, Nathaniel Rich (par Léon-Marc Levy)
King Zeno (King Zeno, 2018), Nathaniel Rich, Seuil Cadre Noir, septembre 2021, trad. américain, Camille de Chevigny, 427 pages, 21,90 €
Edition: Seuil
La Nouvelle-Orléans meurtrie, bouillonnante, est la seule véritable héroïne de ce roman taillé comme une passionnante monographie noire. La période racontée, à peu près 1918-1920, fait se croiser l’Histoire réelle et les histoires fictionnelles (vraiment ?) comme la trame d’une narration serrée, prenante, souvent vertigineuse. Les traumatismes de la grande guerre – les cauchemars peuplés de tranchées et de corps déchiquetés, les désordres mentaux – la Ville qui naît au modernisme dans une agitation mafieuse grandissante (le Grand Canal du Mississippi au Lac Pontchartrain est en construction), la Grippe Espagnole qui frappe la ville de ses vagues meurtrières et le Jazz (Jass) à sa naissance aux sons des cornets et des pianos des gamins Louis Armstrong, Drag Nasty et Funky Butt.
Nathaniel Rich dynamite toute notion pré-acquise de « roman noir » et propose une ode à la modernité, ses grandeurs et ses ravages. Dans une langue rugueuse et syncopée – scandée par les sons – il invente une véritable mélopée sombre qui porte les drames d’une ville et d’une époque.
La mauvaise jambe de Charlie grattait le gravier selon un rythme heurté qui prévenait de leur présence les rangées de maisons enténébrées. Ta-tra, ta-tra,ta-tra.
« Je n’aime pas ça, Billy, dit Charlie. C’est louche.
– Trop calme ? Trop sombre ?
– Trop louche ».
La puissance du récit tient souvent à l’inattendu, à l’irruption de faits incroyables qui ponctuent la lecture d’images folles, frisant parfois le fantastique. La Nouvelle-Orléans devient ainsi une terre où tous les cauchemars sont possibles, faisant jaillir dans les lézardes de sa modernité naissante des traces insistantes, obsessionnelles, de ses racines sudistes et rurales, de sa violence enracinée dans son histoire, de la peur qui semble accompagner la ville comme une seconde peau dans ces temps terribles où la mort et l’angoisse pèsent sur chacun. La sauvagerie au coin des rues comme ici, sortie d’un buisson.
Les feuilles frémirent.
« Vous ne me voyez pas, dit Bill. Mais je vous vois, et j’ai un revolver pointé sur vous ».
Les mains de feuilles battirent bruyamment, applaudissant. La nuit se tint immobile un moment. Puis il y eut un nouveau remue-ménage et, de la rangée de palmiers, surgit un cochon noir.
C’était un sacré spécimen, cent cinquante kilos, ses défenses luisant sous la lune. Son flanc était strié de soies rêches et argentées, son front plat évoquait le cul d’une pelle, et depuis la large gueule clownesque, ses mâchoires s’allongeaient presque jusqu’aux oreilles.
Le Mal se tricote serré avec les espoirs du progrès. Le personnage d’Isadore, jeune Noir du Sud, en est en quelque sorte le dépositaire symbolique. Délinquant qui détrousse les gens dans les rues dans des agressions parfois meurtrières, il est aussi un cornettiste génial, inventant les nuits dans les caves de « Jass » des sons nouveaux qui vont révolutionner la musique d’Amérique et du monde. C’est lui « King Zeno » qui donne son titre au roman, King comme on désignait alors les cornettistes étincelants comme King Oliver par exemple. Révolution qui va s’installer non sans mal, car le « Jass » alors est bien peu connu, musique de Noirs dans un univers où le Ragtime blanc est encore le roi. Musique radicale dans ses fondements, qui non seulement invente des sons nouveaux mais surtout une phraséologie sonore jamais entendue, avec la syncope, les riffs, la succession instrumentale stricte, la pulsation rythmique.
Mais il sentait avec force ce désir de montrer qu’il était capable de grandes choses. […] Il portait le secret de son génie comme un mal de ventre. Jouer l’apaisait, mais jamais suffisamment et de trop nombreux obstacles ne cessaient de se dresser entre lui et sa musique : des problèmes d’argent, la couleur de sa peau, l’hostilité naturelle envers les sonorités nouvelles.
Difficile de ne pas penser à Shelby Foote dans son éblouissante nouvelle « Le Crescendo final » qui met en scène un jeune Noir, cornettiste génial*.
Nathaniel Rich pose profondément son roman dans la terre sudiste, dans la glaise. Comme en écho aux tranchées de France encore dans toutes les têtes et les cauchemars, le creusement du Grand Canal industriel ressemble à une nouvelle descente dans les sous-sols infernaux. Les ouvriers noirs, à peine revenus pour la plupart de la grande boucherie européenne, redécouvrent images et odeurs qui ressemblent désormais pour eux à un destin inexorable.
Ils avaient atteint la boue à un mètre vingt de profondeur et se tenaient désormais dans une gadoue qui contenait plus d’eau que de terre. Plus ils creusaient, plus le travail devenait harassant. Et puis, il y avait l’odeur.
Elle se faisait plus tenace à mesure qu’ils s’enfonçaient, les relents d’un humus riche se muant imperceptiblement en une puanteur qu’Isadore ne pouvait comparer qu’à celle des excréments humains. […] La boue était vivante, elle ne se contentait pas de respirer mais gigotait aussi dans chaque interstice de son corps, ternissait ses cheveux, suintait le long de sa colonne, et il ne pouvait plus prétendre qu’elle ne se frayait pas un chemin jusqu’à sa bouche.
L’autre façon de sertir son roman dans l’ornière sombre du lieu et du temps, Rich la trouve – à la manière de James Ellroy auquel on pense parfois pendant cette lecture – dans les inserts d’articles de journaux de l’époque qui viennent régulièrement ponctuer le récit. L’aspect chronique/monographie en est renforcé et la présence des faits et des gens rendue plus tangible encore. On entre dans les interstices de la réalité d’une époque, d’un lieu.
La grippe entre dans La Nouvelle-Orléans
Morris William Maurier, 16 ans, résidant au 5918 rue du Colisée, est le premier habitant de La Nouvelle-Orléans à décéder de la grippe depuis que la maladie a commencé à se propager à travers le pays. Des morts récentes liées à la grippe espagnole avaient déjà été signalées dans notre ville, mais il s’agissait de passagers d’un navire marchand qui avaient contracté la maladie au cours de leur trajet pour rejoindre notre port.
C’est dans le déferlement de l’angoisse et de la douleur que Bill, le flic meurtri, mène tambour battant son enquête sur une série de meurtres étranges, que Beatrice, la « marraine » mafieuse mène ses affaires et son idiot de fils et surtout, c’est dans les vagues déferlantes du « Jass » qui, peu à peu, fait son entrée dans l’histoire américaine, que se tient ce superbe roman, dans les riffs insensés de KING Zeno !
Mais Isadore n’était pas comme eux. Ideal Izz – Isadore Pinkett Peyroux Zeno – était meilleur. Il pouvait faire des choses avec son cornet que personne n’avait même envisagé d’essayer. Il pouvait le faire chanter, mais il pouvait aussi lui faire pousser des cris perçants, partir en cabrioles, fondre en larmes, bavasser, grogner. Il pouvait le faire parler anglais. Les autres jassistes n’en avaient tout simplement pas idée. Personne ne le savait, pas même Orly**. Il ne l’avait encore révélé à personne parce que personne ne comprendrait. Il fallait qu’il prépare le public. Il fallait qu’il prouve qu’il pouvait jouer les airs à la mode avant d’en briser les codes, ou ils le rangeraient à jamais dans la catégorie des fous. Une fois qu’il se serait constitué un public et qu’il l’aurait mené au point de rupture, il sortirait son jeu et l’exubérance de l’assistance confinerait à la transe. C’en serait fini des vieilles rengaines. Tout le monde voudrait n’écouter que son chant. La vraie musique avait cet effet-là : elle faisait la différence. Elle ne venait pas améliorer d’anciens avatars. Elle les détruisait.
Léon-Marc Levy
* In L’Enfant de la fièvre, Shelby Foote, Gallimard/L’imaginaire
** La femme d’Isadore
Nathaniel Rich : Nationalité : États-Unis
Né(e) le : 05/03/1980
Né en 1980, Nathaniel Rich vit à la Nouvelle-Orléans. Ancien rédacteur en chef de la “New York Review of Books” et de la “Paris Review”.
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