Karoo, Steve Tesich
Karoo, trad. (USA) Anne Wicke, 608 pages, 22 €
Ecrivain(s): Steve Tesich Edition: PointsSouvent, et à tort, on ne connaît pas Karoo de Steve Tesich. Sorti en 1998, le roman de presque 600 pages avait tout pour devenir culte, grandiose, pour s’aligner sur ces chefs d’œuvres que comptent la littérature contemporaine américaine. Quand on le lit, on pense à Henry Miller, à Bret Easton Ellis, à Hunter S. Thompson, à Richard Yates. Autant de plumes scandaleuses, qui réussissent le pari de nous distraire, nous choquer et nous émouvoir en même temps avec leurs héros déglingués à l’absinthe, aux plaisirs faciles, et allergiques à toute forme d’intimité. Souvent les auteurs sont des inadaptés notoires qui s’assument, flirtent dangereusement avec l’autofiction, et soignent leurs névroses dans une écriture salvatrice.
Le personnage de Saul Karoo, « script-doctor » qui retouche les productions hollywoodiennes, alcoolique au cœur noir, a-t-il pris racine dans celui de l’auteur Steve Tesich, scénariste hollywoodien de seconde zone ? C’est fort probable. Mais la personnalité de l’auteur restera, elle, un mystère. Mort prématurément avant la sortie de son roman, il nous prive d’une plume qui avait tout pour s’inscrire dans la légende et de réponses aux questions que posent les deux romans magistraux qu’il nous laisse, tous deux publiés à titre posthume. Karoo, pour sa part, nous lâche essoufflés, transcendés, convaincus d’avoir effleuré l’âme d’un génie, et frustrés. On en aurait voulu beaucoup d’autres, des Karoo.
Karoo nous fait voyager. D’abord dans le New-York mondain nourri aux faux-semblants, puis dans l’instable usine hollywoodienne qui voit passer des ombres que la soif d’immortalité tuera prématurément. C’est d’abord à New-York que l’on fait connaissance avec ce sublime, autant qu’il est grotesque, héros ; Saul Karoo, pur produit de la société américaine, est un génie pour les professionnels du septième art et un « gros monstre » détestable pour… tous les autres. Femmes, enfants, vieillards, animaux, a priori, à 50 ans, Saul Karoo s’est démené pour n’être aimé de personne et surtout pas de lui-même. Mais, rien de grave, puisqu’il s’en fout. Il se fout de tout et surtout de tout le monde et n’est fou de personne. Libidineux, égoïste, mesquin, prétentieux, le héros a oublié ses qualités dans le ventre étranger d’une mère qui, d’ailleurs, ne l’intéresse que dans sa dégénérescence.
Pourtant, on finit par l’aimer, ce héros, comme on aime un artiste torturé à qui l’on trouve toujours des excuses. Et lui, même lui, l’insensible monstre, finira par aimer. Aimer maladroitement. Obsédé par ses névroses ; la dernière en date étant que l’alcool n’a plus aucun effet sur lui ; décidé à tenter de vivre une vie ordinaire dans un monde qui le condamne au réel et lui refuse même les sourires de l’ivresse, Saul Karoo se met à aimer aimer. Mais n’est-il pas déjà trop tard ?
Affaibli par cet ersatz d’amour, qui est tout ce qu’il semble mériter, Saul, le « baiseur » de vies, va trouver son maître. Son maître « baiseur », en la personne du producteur Cromwell, sorte de Rastapopoulos qui règne sur le tout Hollywood. Et le miracle se produit. Saul Karoo… le baiseur baisé, l’arroseur arrosé. La boucle, bouclée ?
Assiste-t-on au procès du sérial connard ? Karoo fait étrangement écho à karma. Et quand Karoo souffre, il ne hurle pas. Comme le Karma qui retire le droit d’hurler. Il ne hurle pas, car le père indigne, l’écrivain raté sous le joug du 7ème art de bas étage, l’homme amoral qui se cache derrière son cynisme et son égoïsme depuis toujours, pense – doit – mériter son malheur.
L’intrigue (la forme) est shakespearienne, quand la réflexion (le fond) est kafkaïen. La chute de cet antihéros qui semble ne jamais avoir eu d’âme au sein d’un monde qui a perdu la sienne est inéluctable. Et l’angoisse est enivrante pour le lecteur. Teintée d’un cynisme jouissif, de punchlines désopilantes, d’une poésie philosophique sur la nature humaine, et d’un suspens soutenu ; l’angoisse est pleine de sens dans ce monde désenchanté, nihiliste, mais… réaliste.
La vie est absurde.
C’est le message que semble vouloir faire passer Steve Tesich. Il n’a pas les réponses au cycle de la vie, à ses rouages, à ses chaînes, mais une seule certitude : La vie est absurde. Et si la vie est absurde, et puisqu’on ne s’en sortira ni vivant, ni puissant, ne se doit-on pas la vivre pleinement ?
Karoo nous questionne sur le temps qui passe, et qu’on laisse mal passer. Dans ce temps qui passe mal, d’une vie qui se passe mal, il nous rappelle qu’il est inutile de chercher des réponses. Il nous maltraite tout en calembours et caresses, dans les entrailles d’un nihilisme salutaire, où la société broie, donne et retire, à sa guise. Nous plongeant avec une étonnante facilité dans le vice ordinaire, donnant tout sens à l’impression de « déjà-vu », mieux, au vu. Karoo est magistral. Et le lecteur comme enivré, accompagne le héros désespérément sobre dans sa déchéance méritée.
Karoo est un hymne à l’amour que l’on ébrèche, et à la vie qui passe. Et surtout – et avant tout – un hymne à l’amour de la vie, avec un grand V, dans la conscience de la mort. Steve Tesich, mortel conscient, s’est éteint à 53 ans, quelques jours après avoir achevé ce roman. Comme un testament, comme une prémonition, il appelait son héros à se réveiller alors qu’il était déjà trop tard. Pour nous il est temps. À nous de le lire, à nous de lui survivre – avec un grand V.
Isabelle Siryani
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