Karmas, Pierre-Olivier Lacroix (par Gilles Banderier)
Karmas, Pierre-Olivier Lacroix, mars 2022, 346 pages, 21 €
Edition: Le Mot et le Reste
Il paraît improbable, en tout cas inusuel, qu’une personne qui sans l’ombre d’un doute s’est suicidée huit ans plus tôt, qui est morte et incinérée depuis près de trois mille jours et n’occupe plus que quelques centimètres-cube dans une urne, fasse l’objet d’une enquête de gendarmerie. C’est pourtant ce qui arrive à feue Nicole Gachet, ancienne directrice d’une association s’occupant d’insertion professionnelle dans cette « France périphérique » où l’emploi est de plus en plus rare. Un beau soir (mais qui ne fut pas beau pour tout le monde) de juin 2007, le premier soir de l’été, son mari fut surpris (comme le serait au demeurant n’importe quel mari) de la trouver dans le jardin, nue, en transe et en train de dévorer les boyaux du chat. Quelques secondes plus tard, Nicole Gachet se poignardait et se jetait dans la rivière qui passait au fond de la propriété.
Huit ans plus tard, donc, la gendarmerie de Champfort est appelée au cimetière communal, où le monument funéraire de Nicole Gachet a été consciencieusement dégradé, profané, l’urne brisée et les cendres dispersées. Pour faire bonne mesure, « on » a mélangé aux cendres des poudres de couleur, uriné sur l’ensemble et écrit quelques insultes sur la photographie de la défunte, qui ornait le petit monument. Aucune autre tombe des alentours n’a été touchée. Même le plus obtus des gendarmes, le plus candide des stagiaires, aurait compris que des dégradations aussi préméditées et méthodiques n’étaient pas le fait de satanistes en goguette ou d’ivrognes achevant au cimetière leur tournée des bars.
Une des qualités du bon enquêteur est de conserver toujours l’esprit en éveil. Le lieutenant de gendarmerie André Gavois et sa stagiaire Chloé Moquet feront un pas vers la vérité grâce au groupe Coldplay. Non que Chris Martin et ses acolytes aient jamais mis les pieds à Champfort (sans doute ne savent-ils même pas que cette commune existe), mais un court-métrage musical (vulgairement appelé clip), tourné en Inde, montre des enfants se lancer au visage des poignées de poudres colorées… analogues à celles mêlées aux cendres profanées de Nicole Gachet. Car l’Inde et son panthéon foisonnant, inquiétant, effrayant parfois, se sont invités à Champfort. « Entre l’esprit européen et celui de l’Inde se dressent cent millions de dieux monstrueux », écrivait Paul de Saint-Victor (1827-1881). Un seul suffit à semer le chaos.
Cette commune a beau être située en Europe occidentale, terre d’élection (en principe) de la rationalité philosophique, elle n’en subit pas moins les mêmes assauts d’irrationalité qui se déploient ailleurs, des jeux vidéo qui forment la postérité bruyante de « Donjons et dragons » aux sectes mortifères puisant leur inspiration dans la millénaire civilisation indienne. Le lieutenant Gavois et sa stagiaire n’auront guère le temps de se plonger dans les ouvrages de référence : un principe bien connu veut que, lorsqu’on s’en prend aux morts, on ne tarde pas à s’en prendre également aux vivants, et la validité de ce principe se vérifiera lorsqu’un notable du bourg sera retrouvé à son domicile, littéralement coupé en morceaux, les abattis décorés de ces fameuses poudres indiennes. Les gendarmes protagonistes de ce bon roman, mené sans temps mort, doivent retrouver un assassin – ou un dieu – qui n’a visiblement pas achevé son œuvre.
Gilles Banderier
Pierre-Olivier Lacroix, né en 1974, est libraire au sein d’une grande enseigne. Karmas est son troisième roman.
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