Journaux, Kafka (par Philippe Chauché)
Journaux, Kafka, Editions Nous, janvier 2020, première traduction intégrale par Robert Kahn, 840 pages, 35 €
Ecrivain(s): Franz Kafka
« Ma consolation est – et je vais me coucher avec elle – que je n’ai pas écrit depuis si longtemps, que donc ce fait de l’écriture ne peut pas entrer en compte pour évaluer ma situation actuelle, mais que cela devrait quand même, avec un peu de force virile, pouvoir s’arranger au moins provisoirement » (2 octobre 1911, Premier cahier).
Pour la première fois un éditeur audacieux propose la traduction intégrale des 12 cahiers qui constituent ces Journaux, écrits par Franz Kafka de 1910 à 1922. Un gros livre de plus de 800 pages, achevé d’imprimer le 17 décembre 2019, jour de la mort de Günther Anders (le 17 décembre 1992 à Vienne, auteur notamment de Kafka pour et contre, Circé, 1990), sur les presses de l’imprimerie Smilkov en Bulgarie. L’écrivain tient un journal, pour lui-même (comme pour ses autres écrits, il avait demandé à Max Brod de les détruire), journal de ce qu’il vit, ressent, rêve, voit – « Forte ondée. Mets-toi en face de la pluie, laisse les rayons d’acier te pénétrer, glisse-toi dans l’eau qui veut t’emporter, mais reste quand même, attends ainsi debout le soleil qui surgit soudainement et sans fin » –, de ce qu’il imagine.
Le réel et la fiction s’y mêlent à merveille, des esquisses romanesques en devenir se dessinent, d’autres s’y déploient – « La terrible tension et la joie, au fur et à mesure que l’histoire se déployait devant moi, c’était comme si je fendais les eaux » (Le Verdict). C’est un journal sous très haute tension, les rêves le troublent, son corps ne cesse de le tourmenter, et souvent le sommeil s’efface, comme s’efface parfois l’attention et les intentions qu’il porte à son Journal, son traducteur note de très fortes disparités quant à la fréquence et à la longueur des notations. Franz Kafka a 27 ans en 1910, il lit Dickens, Strinberg – « L’après-midi parc Chotek, lu Strinberg, qui me nourrit » – et les Journaux de Goethe – « Une pensée de paysage tranquille et réglée s’installe » –, Kafka plus tard : « Insécurité, sécheresse, calme, tout va y passer ». Il fréquente le cabaret Lucerna, le café Savoy, et le bordel Suha, la synagogue Alt-Neu pour la lecture de la Mischna – « Beaucoup d’intérêt pour certaines questions controversées » –, se promène avec sa sœur, rien ne lui échappe, les colères de son père, ses voisines, la rue, les cris, le ciel, il travaille le matin au bureau (Office de protection contre les accidents de travail du Royaume de Bohème), dont il veut se libérer, et parfois, s’absente, pour se mettre à l’écriture d’un roman. Il dort mal, souffre de migraines, de lassitude, il doute, renonce un temps, mais il écrit, il se doit d’écrire. Parfois une ou deux phrases, précises, nettes, éclairantes – « je tire les mots comme s’ils venaient de l’air vide ». Ce journal est celui, et il le note dans le cinquième cahier, des transformations, des preuves aujourd’hui insupportables de ce qu’on a vécu. Ce Journal est un sismographe qui mesure chaque tremblement de l’état de santé, des pensées, des rêves de l’écrivain de l’Altstädter Ring de Prague.
« Aujourd’hui je n’ose même pas me faire de reproches. Les crier dans ces jours vides cela ferait un écho affreux » (22 décembre 1910, Deuxième cahier).
« Réveillé par un froid matin d’automne avec une lumière jaunâtre. Forcer son chemin à travers la fenêtre presque fermée et planer encore devant les vitres avant de tomber, les bras étendus le ventre bombé les jambes repliées vers l’arrière comme les figures de proue des navires d’autrefois » (Troisième cahier).
Ces Journaux peuvent se lire comme l’on déambule dans une ville sans se fixer de chemin précis, à la manière des « dérives » situationnistes. On y entre et l’on en sort, on se saisit de notations, de remarques, d’impressions, des éclats décousus (1), qui ne peuvent que nous entraîner dans la lecture ou à la relecture des romans de Franz Kafka qui hantent ces Journaux. Le Verdict, mais aussi le Procès, La Colonie pénitentiaire, s’écrivent là sous nos yeux, non sans doutes, sans hésitations, sans renoncements : « Je suis à l’ultime frontière, devant laquelle je vais peut-être devoir rester assis pendant des années, pour pouvoir peut-être ensuite recommencer une nouvelle histoire qui restera de nouveau inachevée » (Deuxième cahier des Liasses). Ces Journaux eux aussi semblent parfois inachevés, flottants, hésitants, à deux phrases de la rupture, c’est aussi cela qui les rend passionnants, indispensables, à qui veut s’immerger dans l’âme et le corps de Kafka, mais aussi dans son style, ses styles, dans cet art tremblant, qui en fait une exception, une heureuse et passionnante exception littéraire.
« Ses romans, c’est la fusion sans faille du rêve et du réel. A la fois le regard le plus lucide posé sur le monde moderne et l’imaginaire le plus déchaîné. Kafka, c’est tout d’abord une immense révolution esthétique. Un miracle artistique » (Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, coll. Folio).
Philippe Chauché
Tous les romans de Franz Kafka sont disponibles dans la collection La Pléiade de chez Gallimard. A Milena et Derniers cahiers de Kafka traduits par Robert Kahn sont publiés aux éditions Nous, qui publient également sa traduction de Sur Proust de Walter Benjamin. Il a également dirigé, avec Catriona Seth, La Retraduction, aux Presses Universitaires de Rouen et du Havre
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