Journal secret (1941-1944), Curzio Malaparte (par Patryck Froissart)
Journal secret (1941-1944), février 2019, trad. italien Stéphanie Laporte, 322 pages, 23,70 €
Ecrivain(s): Curzio Malaparte Edition: Quai Voltaire (La Table Ronde)
Œuvre inédite
Quel voyage !
Quel périple spatio-temporel, historico-géographique dans l’Europe en guerre ! Quelle bouleversante intrusion/incursion aussi, dans l’univers intime des faits et gestes quotidiens et dans la vision intérieure et secrète d’un écrivain journaliste correspondant de guerre, controversé, blâmé, interpellé, menacé d’emprisonnement, brièvement incarcéré pour sa proximité apparente avec les milieux fascistes italo-germaniques dont il ne partage toutefois nullement l’idéologie fangeuse !
Les notes, écrites au jour le jour, pourraient faire penser tantôt aux Choses vues de Victor Hugo par le style, la précision et l’expression sans fausse pudeur d’une vision personnelle, tantôt au journal de bord, sec, utilitaire, pressé et réglementaire d’un navigateur solitaire, et couvrent en deux parties deux périodes distinctes dans des lieux différents, la première s’étalant de la Bulgarie à la Laponie d’avril 1941 à juillet 1943, la deuxième se situant en Italie, principalement à Capri et à Naples de septembre 1943 à juin 1944.
La première période, très itinérante, très dynamique, s’achève lors de la destitution de Mussolini, et la seconde, beaucoup plus statique, commence au moment où l’auteur, ayant rejoint sa villa de Capri, apprend que l’Italie a signé l’armistice et combat dès lors son ex-alliée l’Allemagne nazie au nord tandis que les troupes anglo-américaines ont débarqué dans le sud et affrontent les factions fascistes restées fidèles au Duce.
Plusieurs strates narratives se superposent et s’entrecroisent dans la première période :
– Une galerie de tableaux descriptifs des paysages naturels, des campagnes cultivées ou sauvages, des villes, des quartiers, des résidences, des châteaux, des églises, des hôtels ou des simples chambres d’amis que l’auteur, durant ses pérégrinations européennes et scandinaves, est amené à traverser et invité à visiter et à habiter. Les représentations des décors agrestes, des scènes pastorales et des pratiques culturales sont, pour une grande part, poétiques, lyriques, bucoliques, romantiques, faisant parfois penser, par leur puissance impressive, à l’écriture picturale de certains passages des Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand traversant l’Europe. L’énonciation des cadres urbains, des monuments, des lieux d’habitation est toujours très détaillée, précise voire pointilleuse.
Il faut connaître la terrible solitude de l’Argolide, le silence intact de Mycènes, aux heures du crépuscule, pour parvenir à se représenter, imparfaitement, ce qui se produit dans le paysage lapon au moment où l’incendie mord l’horizon. La fuite des fleuves, la fuite des forêts dans le vent, la fuite des feuilles dans le tremblement fuyant, fugitif, d’arbre en arbre, l’écoulement des troncs vers le nord […] : c’est le mouvement même de l’aiguille de la boussole dans le liquide de l’alcool…
– Une galerie de portraits, tantôt d’une objectivité quasi photo scientifique, tantôt volontiers accentués jusqu’à la caricature de caractère à la manière de La Bruyère, des innombrables personnalités rencontrées ici et là, dans le macrocosme mondain des diplomates, militaires, artistes, savants, plus et moins connus, plus et moins importants, de toutes nationalités, que l’auteur croise et recroise dans les grands hôtels, dans les conférences, dans les résidences locales, dans des soirées et des dîners, en ces pays nordiques où s’effectue un intense chassé-croisé de consuls, représentants, émissaires officiels ou non, intrigants en tous genres, tantôt encore d’études presque anthropologiques de types de femmes et d’hommes indigènes anonymes.
Le ministre Vincenzo Cicconardi, napolitain, avec sa figure de Bourbon : un grand nez, une grande bouche, de grands yeux, et cette application évidente mais indéfinissable à la grandeur, inscrite dans le crâne, dans la forme et les dimensions de la boîte crânienne, du front, de la mâchoire. […] Il parle napolitain en tordant la bouche et en joignant ses mains dans un geste de prière…
– Une succession, scrupuleusement journalière, de chroniques locales, de notes, observations et commentaires sur l’actualité mondiale, de récits concis d’activités triviales, de réflexions philosophiques, de constats intimistes de problèmes de santé personnels ou de rapports sur l’évolution de l’état pathologique d’amis malades… au milieu de quoi apparaissent de brèves allusions à une liaison amoureuse compliquée avec une certaine Damaris ou à la souffrance qu’il éprouve à l’évocation de la mort de son chien Febo.
Dans la deuxième partie, plus courte, le procès littéraire est le même, mais les notes quotidiennes sont plus brèves, parfois télégraphiques, plus tourmentées aussi, marquées à la fois par les ennuis politico-judiciaires, par un séjour en prison, et par une relation chaotique, douloureuse, pleine de disputes, de ruptures, d’éclats, de réconciliations avec la jeune Loula, l’épouse du gérant d’un grand hôtel de Capri, présentée comme menteuse, frivole, infidèle.
Un intérêt supplémentaire, non des moindres, consiste en un fil continu qui traverse en pointillés les deux époques, constitué de notes sur la lente gestation et sur l’écriture parallèle parfois difficile du roman Kaputt, qui sera publié en 1944 et dont la substantifique matière sera tirée de ce Journal Secret.Passionnant exemple d’auto-analyse de la composition romanesque et du processus narratif !
29 septembre, mercredi
Travaillé. Un peu fatigué. Commencé « Les chiens », la troisième partie de Kaputt…
3 octobre, mardi
Splendide journée chaude. Travaillé, mais pas très bien. J’ai peu dormi, il est vrai, cette nuit encore…
Voilà une opportunité rare de découvrir la personnalité complexe d’un grand écrivain, dévoilée au jour le jour par lui-même, toute pudeur écartée, tout au long d’une phase cruciale de sa vie profondément inscrite dans le contexte tumultueux d’une tragédie mondiale dont il est observateur et victime circonstancielle.
Il faut signaler le style remarquable de la traduction de Stéphanie Laporte.
Patryck Froissart
Curzio Malaparte, né sous le nom de Kurt-Erich Suckert le 9 juin 1898 à Prato en Toscane, mort le 19 juillet 1957 à Rome, est un écrivain, cinéaste, journaliste, correspondant de guerre et diplomate italien. Il est surtout connu en Europe pour deux ouvrages majeurs : Kaputt et La Peau. Il fit inscrire sur son mausolée, en majuscules : « Io son di Prato, m’accontento d’esser di Prato, e se non fossi pratese, vorrei non esser venuto al mondo » (Je suis de Prato, je me contente d’être de Prato, et si je n’y étais pas né, je voudrais n’être jamais venu au monde). C’est dire l’importance affective qu’il attachait à la Toscane et aux Toscans, mais surtout aux habitants de Prato et de sa région. Dans la lignée de l’auteur du Décaméron, qui fut le créateur de la prose italienne, Malaparte demeure par son goût de la chronique un fils spirituel de Boccace, et l’un des prosateurs majeurs de la littérature italienne du XXe siècle.
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