Journal de lecture du Don Quichotte en la Pléiade (8) - Du simulacre à la fiction
Au moment où il écrit cette « page » de journal, le journalier voit s’approcher le jour de la Sant Jordi, la fête catalane qui est aussi fête mondiale du livre et encore plus, l’anniversaire de la disparition de notre auteur, père de Sancho et de son maître. Voilà quatre siècles qu’ils tracent leur chemin dans nos imaginaires littéraires, devenant plus réels que bien des personnages réels que nous croisons au quotidien. Sans éclats, sans violence, ils se sont installés en nous, toujours prêts à nous répondre ou à nous surprendre au milieu de notre quotidien, de nos conversations ou de nos rêveries. Il peut parfois nous arriver de les oublier, de les perdre de vue dans le brouhaha et la noise qui trop souvent nous submergent, mais ils sont toujours là, ombres ou silhouettes qui ont l’éternelle patience de nous attendre, acceptant nos errances et nos hésitations, sans rien nous reprocher…
De fait, d’autres ces derniers temps sont parvenus à parler plus fort et à s’imposer, à s’interposer, éloignant le lecteur trop compulsif de leur pas et de leurs aventures. Mais comme ils sont de ceux qui ne disparaissent pas, nous savons les retrouver à peu de chose près à l’endroit où nos chemins se sont pour un temps séparés. Alors nous hâtons le pas sur les sentiers d’encre et de papier, impatients de les retrouver, et accordant à nouveau notre souffle de lecteur au rythme de leurs paroles, de leur chevauchée et de leurs aventures.
Des aventures qui connaissent une petite pause en compagnie de chevriers et où l’on voit Don Quichotte imposer le partage de son repas à un Sancho qui n’y tient pas vraiment. Qui n’y tient pas du tout même. Mais la haute morale de la chevalerie impose, presque de force, cette convivialité paradoxale qu’exige la morale. En ces temps, l’idée de convivialité n’avait pas encore été passée à la moulinette idéologique d’Ivan Illich, mais la commensalité était bien tenue en haute estime symbolique par les rites chrétiens comme par les rituels chevaleresques. Une convivialité paradoxale qui conduit le maître à ordonner à son serviteur d’être son égal… En apparence. Seulement en apparence. Tout compte fait, pour se livrer à une lecture très anachronique (bien excusable si l’on se rappelle que quatre cents ans nous contemplent du haut de ces pages), le simulacre et la société du spectacle que Guy Debord et les situationnistes épinglaient dans les années 60 sont déjà mis à jour dans ce légendaire récit.
A peine le différend entre les deux hommes réglé, la loi du plus noble s’imposant au plus simple et moins « exemplaire », voilà que surgit le mythe de l’âge d’or. Mythe dont l’hidalgo volubile fait un éloge un peu ampoulé et un rien déplacé. Au moins aura-t-il l’humilité de recevoir, après la nourriture les chants et poésie, et même les soins qui lui sont offerts par ceux qui ont si peu mais savent le partager. Avec ses grandes phrases et son noble projet, il apparaît que Don Quichotte a bien peu à offrir à ceux qu’il croise, au-delà des promesses ou des menaces, quand ce ne sont pas des leçons de morale inopportunes. En comparaison, quelles richesses et quels savoirs du côté des « pauvres » chevriers… Quel à propos aussi.
Et cela n’est pas fini car voici que la réalité va dépasser la fiction. Récit dans le récit, l’aventure de la bergère Marcela et du pauvre Crisóstomo, l’amoureux éconduit, est un récit digne de la littérature dont s’est nourri notre personnage principal. Un récit qui sort du monde de la littérature pour s’inscrire dans celui de la vie, aux yeux de tous, jusqu’à voir les obsèques de l’infortuné se matérialiser devant Don Quichotte et ses compagnons qui en deviennent acteurs. Avec le recul, le lecteur de cette démultiplication des récits emboîtés se dit que l’auteur en fait peut-être un peu trop dans les coïncidences narratives et que les effets de réel poussés à ce point produisent une irréalité qui n’est clairement que jeu littéraire, improbable et probablement gratuit. Une telle concentration de rencontres opportunes n’est que ce que le récit exige dans sa volonté de conter et de convaincre.
N’y aurait-il donc que des fictions dans tout cela ? Que des niveaux de fictions qui se superposent, en contradiction ou en conjonction, en phase ou en opposition de phase ?… Mais oui : bien sûr. Nous sommes lecteurs jouant à prendre la fiction pour de la réalité, à réaliser la fiction ou à « fictionner » le réel. Tout cela n’est que jeu. Nous ne sommes que joueurs. Simplement.
Mais alors, voilà que je suis un des innombrables joueurs qui vient rajouter une couche à cette histoire, avec votre complicité de lecteur d’un journal de lecture… Je deviens moi-même une fiction que vous lisez… Ne serions-nous tous que fiction (ou fictions) ?… Cela se pourrait bien !
Marc Ossorguine
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