Journal d’un dernier francophone imaginaire, par Kamel Daoud
« Je voulais te parler, cher Astérix, de ta langue et t’expliquer qu’elle a une histoire clandestine que tu ne connais pas, et des enfants nègres, mais je ne peux pas le faire sans parler de moi et de ce que j’ai découvert lorsque tu es parti avant ma naissance, en me laissant une poignée de lettres dans la bouche et un tas de livres et de cimetières. On parle souvent de ta langue chez nous, mais les gens qui la parlent sont de plus en plus rares. Comme les vignobles qui s’agrippent après le départ des Français. Ils meurent, se dispersent, s’en vont. Un de mes amis me dit un jour qu’ils ont sur le visage le générique de fin de film. Le problème et le drame c’est que, comme moi, ils n’y ont même pas joué. On les reconnaît facilement à la façon qu’ont leurs lèvres de rester serrées sur les mots : on dirait des nageurs las, qui gardent leur bouche juste à la ligne de flottaison, au-dessus d’eaux étrangères. Ou à leur manière de promener leurs bulles individuelles comme les autres promènent leurs turbans cachés. On sent le francophone chez nous de très loin et, cette odeur, mon Dieu, que de fois j’ai essayé de la cacher ! Les mots, Cher De Gaulle, ont une odeur je te le jure. Parfois des parfums, mais rarement. Chez nous, on sent le francophone. C’est tout.
C’est difficile de t’expliquer la chose Astérix de mes rêves, mais son odeur n’est pas à base d’essences mais de gestes et de tics. Un francophone se promène toujours dans nos villes comme le ferait un rescapé entre les colonnes des ruines. Il a le geste mesuré, la distance marquée pour éviter de se mêler à la sueur des autres, le regard fixé sur la tour, une époque de son univers, le pas calculé pour ne pas confesser le désir de fuite, ni ralentir au point de retomber dans la paresse et le maraudage indigène. Mon ami Larbi, un Arabe imaginaire comme moi, me dit souvent qu’ils craignent encore les Fellaga, les pires, ceux qui ont la même nationalité qu’eux. Cela me fait rire car c’est totalement injuste mais parfaitement vrai, parfois. Le plus grand drame de certains francophones de mon pays, c’est qu’ils croient fermement avoir un second pays qui ne serait pas Ta France, alors que de l’autre côté de leur langue, il n’y a que les flots et les dos. Leurs mains propres, leur malaise intime, peut-être leur coupe de cheveux, certains souvenirs à l’époque où les paliers d’immeubles étaient propres et neufs comme des dentiers, leurs enfants en bocaux, leurs maisons et leur cupidité ou leur générosité de mourant infini, tout cela, cher Nicolas de mes fantasmes, crée une émanation qui les isole dans une bulle, au-dessus des villes et des villages, comme des cimetières sophistiqués. Et j’en fais partie de ce monde qui s’en va et qui n’est ni le tien, ni le mien, ni celui de personne ».
Publié dans le Quotidien d'Oran le 12/07/2009
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