Journal d’un caméléon, Didier Goupil
Journal d’un caméléon, août 2015, 187 pages, 18 €
Ecrivain(s): Didier Goupil Edition: Le Serpent à plumes
Sujet de premier plan : la créativité ; l’artiste et ses chemins ; doublé d’un éclairage – autre sujet en soi, non moins fondamental : la bipolarité. Comme le pont sur les nymphéas de Monet, deux rives pour un seul homme, le caméléon de l’histoire. Métaphore d’une bête changeante qui prend la couleur du moment, du lieu, des rencontres – des accidents de vie, dirait l’ordonnance. Des « humeurs », aussi, sens médical du terme, bien sûr. Qui aurait pu tout aussi bien, se loger – se narrer – dans x poupées gigognes, que notre auteur dévisserait plus ou moins vite et complètement.
Le lieu du théâtre – lieu, bien plus que temps ; une unité va donc manquer à l’affaire – est un hôpital psychiatrique, ses couloirs labyrinthe, son fumoir en avatar unique du « dehors ». Regard à l’exactitude remarquable que porte sur cet univers, quelqu’un qui à l’évidence le connaît jusque dans ses odeurs. « Il arpentait les kilomètres de couloirs d’un blanc immaculé censés l’amener au fumoir… il s’y rendait plusieurs fois par jour et y aurait sans doute passé la totalité de ses journées si cela avait été autorisé par le règlement… ».
En même temps – fascinante trame qu’on veut imaginer semblable aux entrelacs mystérieux du cerveau – voyage dans le « dedans » ; tissu plus mouvant, sinueux, à la matière difficile à déterminer ; le malade, « tocat pel bolet. Touché par le champignon, comme on dit en catalan ». Celui qui circule dans l’hosto avec une boussole dans sa poche, car « c’est en perdant le nord, qu’on devient bipolaire ». Malade, comme immobilisé dans le temps des crises (« c’était une époque horizontale ») mais, individu, comme s’en souvient – ouf – son médecin référent, qui navigue sans vue de Tercian en Effexor, et finit par tenter de chercher un autre chemineau. Écrire ses bouts de vie, par exemple, pierres de Petit Poucet remontant la pente ? Retrouver les odeurs, les automatismes des crayons, puis des pinceaux ; rattraper les couleurs… mais – patatras, pour un bipolaire – risquer en se passionnant, la rechute mortelle. Car « il devait se garder de se passionner pour les choses et les êtres ; cela pouvait le faire basculer dans une euphorie dangereuse ». Ce grand huit à la fois convoité et redouté ! comme Didier Goupil sait le faire exister de page en page. Comme il sait suggérer qu’en l’artiste malade, cohabite ce deal si particulier : la création qui sauve, et, qui, pour un cheveu, peut abattre. Presque dans le même élan. Un Gérard Garouste – on ne peut que penser à lui – n’a dans « l’homme intranquille» pas dit autre chose, et ses expos le martèlent, bien autant que ses mots. « Dans sa tête, tout était devenu discordant… », perçoit le caméléon. Convoquant avec un humour qu’on voudrait sa meilleure distance, les Grands de sa vie ; Dali, par exemple, ou Pessoa qui habite le livre, Didier Goupil/ son personnage Estève-caméléon, voyage aussi – ce n’est pas le moindre facteur émotionnel pour nous – « chez lui », dans son intérieur éclaté, impressionniste, dirait-on, mais sans les couleurs douces ; son passé amoureux, son itinéraire de peintre qui fut renommé. Son enfance aussi, au soleil du Roussillon, comme autant de petites fenêtres entr’ouvertes ; juste un peu, sur cet homme qui marche, au pays des barreaux et ne veut pas connaître le sort d’une Camille Claudel.
Livre attachant, écrit à la façon des peintres mâtinés de poètes. Bien davantage : livre en capacité de soigner ou un peu : oui, la création est sauvegarde ; l’homme est fait de facettes multiples et encolorées de partout. La route du coup peut s’ouvrir.
Et Pessoa – derniers mots du livre – de dire :
« l’abîme est ma clôture
Être moi n’a pas de mesure »
Martine L Petauton
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