Journal à deux voix, suivi de Quelques notes en deux étapes, Alain Marc (par Murielle Compère-Demarcy)
Journal à deux voix, suivi de Quelques notes en deux étapes, juillet 2018, 63 pages, 12 €
Ecrivain(s): Alain Marc Edition: Z4 éditionsL’espace où se joue / s’axe / s’articule / s’exprime ce Journal à deux voix s’élance dans le laps d’un « groupe de mots lancés » à la page 14 :
« Le désir de la rencontre amoureusevient sous-tendre
l’échange et créer l’illumination. Alors peut-être repousser la
rencontre tout en l’alimentant suffisamment pour pouvoir
continuer à jouir de la venue des révélations. »
Le récit épistolaire-par-fragments s’énoncera ainsi, ici, suivant le modus vivendi d’un érotisme constitutif du Dire et du Jouir mis en jeu / mis à jour dans l’écart d’une rencontre éperdument amoureuse inaugurée / initiée par le protagoniste, reçue par sa destinataire.
Lui « (s’)ennuie fortement dans sa vie» et décide, pour combler le temps vide, de suivre des cours au Collège de France. Il y rencontre une jeune étudiante dont il tombe éperdument amoureux et à laquelle il adresse des lettres par une nuit mémorable d’insomnie. Deux vecteurs sous-tendent et orientent ce Journal à deux voix : d’une part le jeu aiguisé d’un va-et-vient organique (orgasmique) entre la littérature et la vie (il n’est pas anodin que dès sa première lettre le narrateur demande en Nota Bene à son expéditrice si elle a déjà lu les Lettres à un jeune poète de Rainer-Maria Rilke avant d’ajouter : « Si ce n’est le cas fais-le.C’est un livre de table de chevet à lire et à relire » ; d’autre part le rôle initiatique de l’amour fou (même impossible) dans l’apparition / la révélation de la beauté. Ajouter à ce dispositif un peu de perversité, un rien de diabolique, accroît la tension, exacerbe les lignes où se tiennent les deux protagonistes, deux voix allumées dans la blancheur de la page où courir une histoire / une rencontre dans l’infini de l’inconnu.
« Moi qui n’aime pas le jeu, je viens ici t’en proposer un
que tu pourras même détourner jusqu’à devenir pervers.
Surtout n’hésite pas à utiliser toutes les opportunités ».
L’invitation / l’incitation à la perversité excitera-t-elle le désir de tenter ce jeu, sachant que « le diabolique est une autre dimension absolument productive. Mais là aussi, il y faut une pointe d’art». Nous entrons dans la sphère d’un « viol »,« où la conscience ne mesure pas la portée de ses actes ». Qui fait violence au juste ? Celui qui adresse / écrit ces lettres, ou celle qui les reçoit / les accueille en les lisant ? « Tu parles de rencontre amoureuse », lui lance-t-elle sur un mode assertif-interrogatif (captif déjà ?). Qui transgresse quoi ? Et découper les mots dans cette situation-là, n’est-ce pas déposséder l’autre en se dégageant des lianes protectrices mais étouffantes de la solitude ? N’est-ce pas se reconquérir en dépossédant l’autre ? « Viol », « terrorisme »,« détournement de sens », « détournement du détournement ». Tenter de rejoindre l’Autre, n’est-ce pas tenter de recoudre le cordon ombilical ?
« Elle est partie
Elle m’a laissé
là
tout seul
Il faut que je vive
maintenant
avec ce cordon
coupé
qui sort de mon ventre
comme un membre qui resterait toujours
en érection
tendu
par la peur
qui tenaillera toujours
les entrailles
Cette Erection
sera toujours
et à jamais
entre elle
et moi »
Tout est dit : la blessure essentielle, le cri à hurler à toujours re-pro-férer pour recomposer la réalité où se disjoindre / rejoindre.
Ce Journal à deux voix cherche l’amour comme on piète à l’affût d’un sens à trouver dans une existence que l’on n’est pas seul à mener mais que l’on mène seul. Alain Marc jalonne son récit de réflexions métaphysiques, et pose les mots justes à l’autel des postures féminine / masculine face à l’amour :
« Voilà bien la contradiction féminine qui dit non quand
elle voudrait que l’amant continue et qui repousse l’élan
conquérant pour mieux voir le deuxième arriver.
L’homme est nettement plus primaire : il dit oui quand il
a envie et non quand cela ne l’intéresse pas.
La perversité, ce jeu qui est bien féminin, laissera toujours
l’homme à côté… de la question ! »
L’amour, rédempteur. L’amour, salvateur. L’amour, destructeur.
Et peut-on faire l’amour avec des mots ?
« Te faire l’amour avec les mots. Est-ce que la littérature…
en serait capable ? »
Sortir de la solitude où l’on se réfugie pour se jeter dans le fleuve de l’amour où des crues des tumultes jettent parfois nos radeaux dans des bras de secours, alternatifs. La rencontreamoureuse n’est-elle pas le personnage principal de ce Journal à deux voix ? L’auteur joue sûrement « au chat et à la souris » avec son lecteur comme le narrateur avec son amante. Pour le plaisir du texte / du sexe.
Les références textuelles, culturelles, qui émaillent le récit (Rilke, Lou Andréas Salomé, Michel Leiris, Aragon, Maïakovski, Lilia Iourievna Brik dite Lili Brik, Tolstoï avec Anna Karénine, Milan Kundera avec L’insoutenable légèreté de l’être, Les Ailes du désirde Wim Wenders, les Lettres d’Amour d’un soldat de vingt ansde Jacques Higelin) accompagnent l’échange propulsé dans une sphère littéraire elle-même espace de « manipulation » : « L’art, et donc l’écriture, seront toujours une… manipulation ».
Et comment démêler le réel de la fiction ? La réalité de l’affabulation ? « Où est donc la frontière entre la réalité et l’imaginaire ? » L’amour ne devient-il parfois affabulateur, mythomane, mélomane, d’un « terrorisme » aveuglant ? « Je suis à peu près sûr que la plus grande partie de ce qu’elle m’a dit est purement imaginé ». Qui est qui dans ce « jeu entre le “je” et le “il” » ? Le protagoniste lui-même se (re-)connaît-il, projeté dans la mise en abyme des miroirs déformants (angle de vue montré par l’illustration de la première de couverture, le diptyque intriqué Miroir, huile sur toile et impression sur alu dibond signé Emmanuel Rémia). L’équivocité des voix est attisée par le genre épistolaire, où l’autobiographie apporte par sa nature une mise à distance, nous plonge dans un univers fictif ; où l’insertion d’ingrédients textuels apparemment empruntés à la réalité (la lettre de C. qui clôture le Journal) ; où le décalage entre le moi et l’être qui écrit est postulé. Où nous entraîne l’auteur ? Sans doute ne le sait-il pas exactement lui-même, nous embarquant dans un « work in progress » dont il ne connaît pas lui-même la direction, la destination (« Je ne sais pas encore comment l’histoire finit », lit-on page 30).
L’écriture d’Alain Marc dans ce Journal à deux voix remonte au « germe, entre réel etimaginé ». Ce qui rend son terrain de jeu, inédit ; ce qui l’inscrit dans l’espace littéraire d’une « nouvelle blanche ». La singularité de ce récit ne s’arrête pas là, ainsi que nous le révèlent les Quelques notes en deux étapesplacées en fin de livre :
« Et pourquoi ne pas joindre le récit de la réalité après les
Lettres ? Le lecteur découvrirait l’histoire qui était entre les
lignes. Il découvrirait le degré premier après avoir pris
possession du deuxième avec les lettres ».
Lorsque nous lisons cette note, nous comprenons l’étendue de la subtilité qui a gouverné l’écriture de cette nouvelle parution de l’auteur d’Écrire le cri.
Le genre épistolaire, allié au récit fragmentaire – comme le récit-par-fragments avait été expérimenté par Alain Marc dans Le Timide et la prostituée ou Je ne suis que le regard des autres (Z4 éditions, 2018) – relève le défi d’une parole textuelle / amoureuse livrée au « monde interprété » (Rilke). Monde interprété où « ce qu’(un auteur) peut vivre dans l’écriture est beaucoup plus important que ce qu’(il) peut vivre dans la vie ». Mise en abîme du désir – le désir amoureux viscéralement lié à l’Ecrire érotique –, ce Journal à deux voix d’Alain Marc est un troublant miroir de la littérature.
Murielle Compère-Demarcy
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