Journal 2011-2019 (tome V), Richard Millet (par Gilles Banderier)
Journal 2011-2019 (tome V), Richard Millet, Édition Les Provinciales, août 2024, 602 pages, 32 €
Ecrivain(s): Richard Millet
Il ne faut pas sous-estimer la discipline de fer et l’obstination quasi-entomologique requises pour tenir son journal, c’est-à-dire, au sens étymologique, pour noter tous les jours les événements petits ou grands qui se produisent dans une existence, les faits et gestes de la vie quotidienne, les rencontres, les propos échangés, les pensées, etc. Au premier regard, le journal est, avec la correspondance, un genre littéraire à la portée de chacun. Mais on ne doit pas s’y méprendre : il y aura entre le journal tenu par un quidam et celui d’un grand écrivain la même différence qu’entre un film de vacances et une bobine de Kurosawa.
Bien qu’une telle affirmation relève du pari sur l’avenir, Richard Millet est un des grands écrivains de notre temps, par l’ampleur de son œuvre et la diversité des genres littéraires qu’il cultive. Il est également, avec Michel Houellebecq, Boualem Sansal, et quelques autres, un des analystes les plus lucides de l’effondrement en cours, qu’il s’agisse de littérature ou de son vaisseau porteur, la civilisation.
Le déclin (encore le terme semble-t-il faible), de l’Europe et de l’Occident au complet, envahit littéralement le cinquième volume de ce journal, couvrant la période de 2011 à 2019. Au plan personnel, il est largement consacré à « l’affaire Breivik », du nom de ce tueur en masse norvégien, Anders Behring Breivik, personnage dont le parcours fut à lui seul, avant même qu’il ne perpétrât ses crimes, une allégorie de l’américanisation bovine du Vieux Continent (divorce des parents, fascination pour les armes à feu et les jeux vidéo ultra-violents, suprémacisme racial, etc.). Un an après les attentats d’Oslo et d’Utøya, Millet publia le petit volume intitulé Langue fantôme, un essai cortégé d’un Éloge littéraire d’Anders Breivik (moins de vingt pages), qui avait d’abord fait l’objet d’une lectio à l’université de Bâle. C’était beaucoup demander à notre époque, où il est devenu impossible aux professeurs du secondaire de donner à leurs élèves les pages fameuses de Montesquieu et de Voltaire sur l’esclavage des Noirs et le Nègre de Surinam, de comprendre qu’un « éloge littéraire » n’est pas aussi univoque qu’une publicité et de se rappeler (ou d’apprendre) que l’éloge paradoxal fut jadis un genre littéraire en vogue. Mais il y a un « milieu littéraire » comme il y a un « milieu » tout court et l’occasion était trop belle. « J’ai lu le dernier pamphlet de Richard Millet, Langue fantôme suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik dans un mélange croissant de colère, de dégoût et d’effroi. […] Des propos que je n’avais lus jusqu’ici qu’au passé, chez des écrivains des années 1930. […] Je ne ferai pas silence sur cet écrit à la raison que réagir renforce la posture de martyr, d’écrivain maudit, qu’il s’est construite ». « Je… je… je » : on aura reconnu la prose nombriliste et molle (même dans l’indignation, qui devrait pourtant être un puissant moteur) d’Annie Ernaux, publiée par Le Monde le 10 septembre 2012 et cosignée par plus d’une centaine d’écrivains aussi importants que Jakuta Alikavazovic, Laurent Cauwet, Liliane Giraudon ou Cécile Vargafig (on est cependant surpris d’y voir traîner le nom de Boualem Sansal, qu’on a connu mieux inspiré). On se croirait dans Cyrano de Bergerac, lorsque Rostand se moque de l’Académie française et de ses académiciens : « Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; / Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud… / Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau ! ». Mais cette pétition eut pour effet, outre de donner à ses signataires un brevet de bonne conscience, de faire renvoyer Richard Millet de ses fonctions de lecteur chez Gallimard, autrement dit de le priver de ses moyens de subsistance (un résultat aussi flatteur qu’étrange pour des écrivains se réclamant en majorité de la gauche). « L’affaire Millet » et ses « répliques », au sens géologique du mot, occupent une grande place dans ce volume.
« Relire ces pages aura été une épreuve : la mort le hante de bien des manières, et, plus que jamais, la décadence de la France et de l’Europe avec l’interminable agonie de la civilisation dans laquelle nous avons été élevés, et que nous sommes quelques-uns à ne pas nous résigner à voir disparaître, fût-ce pour l’honneur, et quel que soit le prix à payer pour ce refus ». Ces lignes amères forment l’équivalent de la clef musicale au début de la portée. On a dit de Houellebecq qu’il est à la fois le révélateur de notre déclin et l’un de ses symptômes. Autant en dirait-on de « l’affaire Breivik-Millet », où le tueur norvégien ne fut qu’un prétexte à règlement de comptes germanopratin. Pour cependant y revenir d’un mot, on s’étonnera que ni Madame Ernaux, ni les autres virtuoses de la pétition n’aient cloué au pilori tous ceux (hélas nombreux et investis parfois de hautes fonctions nationales) qui virent dans les massacres du 7 octobre 2023 (bien plus meurtriers que celui d’Utøya et d’ailleurs toujours pas achevés, puisqu’il reste sans doute des otages israéliens vivants) un « soulèvement » et des « actes de résistance légitimes » (Judith Butler, dont le cas est loin d’être isolé). Nous sommes là en face d’autre chose, de plus pernicieux et de plus impie, que l’apologie (si apologie il y eut) de Richard Millet, qui avait d’ailleurs publié ensuite une Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes.
Avec une morne délectation, Millet voit venir les barbares et les algorithmes qui écriront les romans. Il se trouve à Beyrouth lorsque lui parviennent les nouvelles des attentats islamistes du 13 novembre 2015. Comme le notait l’auteur lui-même dans le liminaire cité plus haut, il est également beaucoup question de la mort (celle de son père, dont l’incinération clôt pour ainsi dire le volume) et de la maladie, celle de Béatrice, l’épouse (trompée) et celle de Millet lui-même. Le livre est aussi passionnant que foisonnant (réflexions sur Giorgio Agamben, Heidegger, Claudel, Carl Schmitt), ce qui fait regretter l’absence d’index. La suite est évidemment attendue.
Gilles Banderier
Richard Millet est l’auteur de plus de 80 livres dont, récemment : Tuer (2015) ; Province (2016) ; La nouvelle Dolorès (2017).
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