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Journal (1972-2018), Dieu, les autres, les femmes, la peinture, la vie enfin, Vincent Bioulès (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 25.09.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Journal (1972-2018), Dieu, les autres, les femmes, la peinture, la vie enfin, Vincent Bioulès, éditions Méridianes, juin 2019, 464 pages, 27 €

Journal (1972-2018), Dieu, les autres, les femmes, la peinture, la vie enfin, Vincent Bioulès (par Marc Wetzel)

 

Un des plus grands peintres français – dont la Rétrospective (Chemins de traverse, jusqu’au 6 octobre 2019) illumine actuellement le Musée Fabre de Montpellier – publie un « Journal » de peintre, bien sûr, mais aussi de musicien (accompli), d’homme fervent (catholique), de critique d’art (qui fait voir ce que d’autres ont tenté de montrer, et juge nettement leurs courage et justesse), en écrivain aigu et cohérent, franc et fin, rassemblant une partie des notes prises en quarante-sept ans de travail et vie. Car Vincent Bioulès est aussi un écrivain, libre et clair, comme y suffiront trois passages :

« Causé puis déjeuné avec le père Ephrem. Grande paix et accablement mêlés et la vie spirituelle si prolongée communiquant comme une sorte de distance à chaque parole. Pauvreté du lieu. Quelques papiers. La Somme théologique de saint Thomas, des bréviaires. Pendant que le père Ephrem me quitte un instant pour aller distribuer la Sainte Communion, j’écarte un rideau et découvre un cabinet de toilette : cuvette de W.-C., douche.

Quel luxe que ce confort dans cette pauvreté complète ! Lit étroit, mais dont le couvre-lit est bordé d’un galon rouge et vert ; lampe de chevet en bois tourné, bougie, lampe de poche, valise au sol que je connaissais pour l’avoir vue à Montpellier, table, chaise. Deux petites fenêtres rondes d’où j’aperçois la Durance lumineuse, étalée. Je remarque au pied de la table de travail et fourrées, comme un péché, dans la corbeille à papier, des jumelles pour mieux voir la lumineuse Durance. Peut-être aussi les étoiles. Qui sait ? » (17 mai 1978, p.47).

« En allant à Châteauneuf, j’aperçois de loin dans un pré deux jeunes filles en train d’esquisser des pas de danse. Spectacle exquis qui m’émeut aux larmes. Ce sont deux nymphes en personne. Leur grâce me poursuivra longtemps. Cette « frivolité » de l’être humain est ce qui le distingue le plus de nos demi-frères les animaux. C’est cette « frivolité » qui fait toute sa profondeur. Fils de Dieu : cette même « origine » entre les hommes et le Christ dans le dessein de Dieu (Lettre aux Hébreux). Ce délice est encore accentué par la distance et l’absolu silence dans lesquels la scène se déroule » (12 août 1987, p.150).

« Le 28 juin, nous sommes allés au vernissage de Robert Morris au Hameau du Lac (Sigean). Je l’avais aperçu la veille lors de celui de Saura chez les Dauré. Je me demandais qui était ce vieil acteur, ce vieux pasteur, ce vieil écolo, ce vieux baba cool, ce vieux puritain, cet homme portant sur son visage toute la douleur du monde et le désir d’en occuper le centre, partagé entre celui de le fuir et d’être regardé par tous. Au Hameau du Lac, nous avons trouvé en arrivant des pliages de feutre suspendus dans des salles entièrement vides et à l’extérieur un millier de personnes assises ou couchées dans l’herbe, riant, buvant, parlant, mangeant, un millier de gens en train de s’en foutre complètement, d’en profiter un max et au milieu desquels, errant, accompagné d’une jeune femme ascétique et d’une petite fille surdouée, Robert Morris, aussi angoissé que la veille, paraissait se demander pourquoi la vie est si dure et surtout si injuste » (3 juillet 1996, p.222).

Trois choses frappent vite le lecteur ; d’abord, c’est un artiste ou auteur peu tendre avec l’homme qu’il combat en lui ! Il se sait naïf (jusque dans les prétentions de sa puissance de comprendre), fragile (il avoue vouloir, comme un enfant, faire aimer son être désirant, et cette non-vérité menace de briser sa liberté), littéralement cyclothymique (« Horreur de la solitude. Besoin d’amitié, de présence, d’amour, de tendresse dès la nuit venue. Ascète tout le long du jour », p.183), cruel (conscient de devoir faire payer à autrui une part de son effarant désir de maîtrise, pour ne pas en mourir), secret (homme à tiroirs dangereux, entrecroisés et sombres – que sa complexité, dit-il, condamne à la « clandestinité »). Toutes choses par exemple qu’avoue ce passage :

« La vacuité des jours présents, si ouverts, si peuplés de “détails” en totale opposition avec la lutte aiguë, serrée, lucide et nocturne menée contre et avec la peinture il y a encore un mois, accentue ce trouble, cette sensation si troublante de vieillissement objectif et de folles perspectives. La peinture seule me sauvera à nouveau, je le sais, mais il me faut également attendre, retrouver ce moment où je pourrai me donner à nouveau à elle. Fragilité des voies, des amours. La paix ne saurait aller avec le mensonge ; et la clandestinité qui est ma vraie nature, mon vrai penchant, requiert sans doute une énergie dont je ne possède plus que des bribes » (22 mai 1985, p.135).

C’est ensuite un homme constamment en mouvement, parce qu’il est tout aussi impressionnable dans ses admirations que dans ses dégoûts : c’est un angoissé, que seul le travail équilibre, mais un travail dont la fécondité même le déporte sans arrêt : la peinture, dit-il, le « déplace » (chaque avancée d’un ouvrage montre la matière d’un problème inopiné, tel qu’il ne pourrait continuer sans devoir faire autrement !) ; toute vraie présence le mobilise désespérément (« il faudrait avoir la jeunesse de ce que nous découvrons ») ; Dieu lui-même le harcèle (« impression d’être sans cesse “sonné” par un patron invisible et qui ne me lâche pas d’un pas »). L’art paraît le tirer vers ce qui recule toujours devant lui pour advenir :

« Les tableaux apparaissent et disparaissent mystérieusement. En avançant notre main porteuse de couleurs, choisies souvent de la façon la plus hasardeuse, nous faisons apparaître des solutions qui disparaissent tout aussi vite. Soudain la solution se montre éclatante et magnifique pour, d’un geste inattendu, disparaître aussitôt. Poursuite incessante » (16 avril 2018, p.448).

C’est enfin, mais peut-être d’abord, un homme à double art. Musicien par son père, souhaitant prendre des distances à cette fidélité même (il reproche extraordinairement à la musique, où pourtant il excelle et dont il joue et jouit sans cesse, sa « passivité », p.219 – peut-être parce que son monde de purs événements, sans choses ni personnes, peut se dispenser, au contraire de la peinture, d’assumer un monde) ; et peintre, non par sa mère, mais souhaitant par cet art combler toute distance à elle, la peinture paysagère en particulier restaurant littéralement ce à quoi la seule nostalgie reste aveugle, avec le sérieux (inaccessible à la musique) d’un véritable présentoir de plénitude. Mais ce combat en lui des deux arts est d’une douloureuse et superbe loyauté.

« Horreur de la musique comme lorsque j’étais un petit enfant et qu’elle me semblait le mal par excellence et très exactement par le prestige qu’elle exerce sur les âmes, le temps qu’elle exige, la captation qu’elle requiert. (…) Le caractère unique de l’œuvre peinte ou sculptée à laquelle je suis présent ou dont je suis séparé exactement comme d’un être unique, limité et mortel, prend le pas sur toute musique (…) Peindre : vivre. Parce que peindre demande une attention farouche, non seulement à soi mais au monde extérieur, avec, soudé au cœur et au fer rouge, le désir sans rémission, de faire du réel la réalité. Bouffées de haine souvent pour ma chère musique à cause du temps qu’elle nous vole, s’enfermer, l’enfermer avec, etc… Ne plus pouvoir penser à autre chose, commettre le péché par excellence : la faute d’abstraction ; mais ce détour qui me fait horreur me réconcilie souvent avec moi-même et les autres dans l’expérience de l’émotion et de l’oubli de la mort » (28 janvier 1988, p.152).

L’homme de ce passionnant et très incisif Journal, qui nie être un intellectuel (ou plus précisément avoir besoin d’en être un) régale par son humour scrupuleux, et sa truculente lucidité. Partout, de fortes idées intriguent (« Vouloir faire seulement ressemblant c’est bien s’avancer dans l’inconnu… », p.286), touchent (« Voici un siècle, on devait avoir encore le sentiment exaltant que le monde était à découvrir… Et aujourd’hui, mélancolie profonde en songeant qu’il est seulement à protéger », p.169), abattent (« Je me souviens avoir écrit qu’en vieillissant la brusque sortie d’un cauchemar n’a plus le caractère délicieux qu’elle revêt encore alors qu’on est jeune. La mémoire de la souffrance continue longtemps à nous tenailler, nous faisant ainsi sentir que notre vraie vocation est la souffrance, le doute et l’horreur ; notre condition même : l’épouvante », p.184), choquent (« Le mal s’est toujours reproduit miraculeusement par le seul fait de s’en débarrasser sur le dos des criminels », p.203), illuminent (« Le silence de Dieu est accueil. C’est son silence qui est hospitalité, car son silence seul nous autorise à lui parler sans crainte mais parler à Dieu n’est pas s’écouter. Parler à Dieu est découverte et réconciliation. Dieu n’a pas de passé. Il n’est que présent total. C’est ainsi que l’on peut le retrouver tout entier dans l’instant. Ce n’est pas Dieu qui garde mémoire de nos fautes, c’est nous, et c’est ce dont le diable se sert pour nous décourager », p.155).

Sa sévérité même est drôle, et, même féroce, toujours substantielle et calibrée :

« On ne fait pas de progrès en musique mais des progrès dans la vie et qui s’entendent en musique. Idem pour la peinture. Bach s’impose tel le plus grand de tous à cause de ses convictions extraordinaires. L’art en tant que tel est dérisoire. Haendel le joufflu en savait largement autant ; mais s’il n’est même pas digne de délier le lacet de sa chaussure c’est à cause de sa vie intérieure nulle, aussi vide qu’un gant retourné » (p.54) ; « Quand on regarde le Nu descendant l’escalier de Duchamp on se dit aussitôt : il a bien fait d’abandonner la peinture. Son grand mérite est d’avoir donné le bon exemple et, comme chaque fois, il n’a pas été suivi » (p.373) ; « Klee à Berne. Aujourd’hui cela m’ennuie. C’est de la peinture de musicien pour musicien. Et c’est pourtant admirablement contrôlé, dosé. Douceur, précision, invention, concentration » (p.225) ; « Braque : subtils bricolages exquis pour salles à manger grand-bourgeois. La couleur adorable trouvée peu à peu… et toujours cet absence du dessin qui est l’absence de la pensée » (p.332) ; « Le défi continuel que Claude (Viallat) se lance à lui-même n’est pas de l’ambition. C’est un mélange d’orgueil et de jeu, d’enfance et de soif de pouvoir, d’entêtement et de crainte. L’ambition vraie suppose la foi en l’existence d’une vérité située à l’extérieur de nous et vers laquelle il nous faut partir à l’aventure » (p.256). Les innombrables jugements picturaux (de Rembrandt à Beckmann, de Vermeer à Marquet, de Delacroix à Dufy…) présents dans ce Journal sont formidablement fondés et éclairants.

On comprendra mieux devant son œuvre que ce formidable peintre soit croyant. Si, pour tous, on ne peut peindre sans lumière, pour lui, la lumière même fut d’abord peinte en sa Fondation éternelle. Si, pour tous, la peinture de paysages (comme de nus ou de visages) suppose une confiance primordiale face au monde naturel, pour lui, c’est une plus fondamentale confiance de Dieu en lui qui lui donne le talent et la force de témoigner, dans son œuvre, de cette confiance même en la nature. Si, pour tous, compassion et miséricorde sont le bruit humain du cœur, pour lui, « seul le pardon de Dieu nous donne la force de l’étendre à tous ceux qui nous ont offensés » (p.181). Pour lui encore, le mutisme naturel de toute peinture accomplie avertit de ce que notre conduite d’abord réduit au silence la présence de Dieu en nous, mais qu’elle aussi repeint le monde de sorte que notre demande puisse « entrer dans le réseau du travail de Dieu » (p.233). Que cette œuvre ait pu (au moins dans l’esprit de son créateur) être ainsi commandée rajeunit et ré-enchante pour nous les Commandements qu’elle illustre et complète. Ici, par exemple (10 mai 1980) :

« Je vais courir le matin dans le grand terrain. Je souhaite mourir tant le ciel est bleu, la verdure éclatante. Incapable d’atteindre le commandement proféré par la création tout entière. Mais je sais que le Christ me demande tout : après la colère, rendre cette colère elle-même, mettre au feu de la dérision mon orgueil, le briser complètement et aimer ensuite, mais à partir de la conscience de mon néant. Accéder à l’Être. Donner cet Être et ressusciter » (p.90).

Ce livre est superbement mis en page et en images : gratitude donc enfin à l’éditeur, Pierre Manuel, signant par ailleurs un très utile avant-propos, Méthode et principes, de permettre à l’œuvre de Vincent Bioulès et à son Journal de nouer, pour tous désormais, leurs (précieuses, décisives, précises) lumières.

« Vincent veut dire celui qui est en train de vaincre. Cela ne veut en rien signifier victorieux » (31 mars 2002, p.279).

 

Marc Wetzel

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A propos du rédacteur

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.