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Joris-Karl Huysmans Romans et nouvelles en la Pléiade - Les Sœurs Vatard (par Yann Suty)

Ecrit par Yann Suty 26.11.19 dans La Une Livres, La Pléiade Gallimard, Les Livres, Critiques, Roman

Joris-Karl Huysmans Romans et nouvelles, septembre 2019, 1856 pages, 66 € jusqu’au 31/03/2020

Ecrivain(s): Joris-Karl Huysmans Edition: La Pléiade Gallimard

Joris-Karl Huysmans Romans et nouvelles en la Pléiade - Les Sœurs Vatard (par Yann Suty)

 

Ce n’est pas parce qu’on est sœurs qu’on se ressemble. N’y a-t-il d’ailleurs rien de plus différent que deux sœurs ? Comme si l’une se construisait par rapport à l’autre ou que leurs parents essayaient de corriger avec la cadette ce qu’ils n’ont pas réussi avec la première. Les sœurs Vatard, Céline et Désirée, sont comme l’envers et l’endroit d’une même pièce, aussi bien en termes d’apparence physique que de caractère. L’une est blonde, l’autre brune. L’une est délurée et enchaîne les relations, alors que l’autre se montre bien plus sage et se préserve pour le mariage. Désirée est « une galopine de quinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas très droits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline la gouailleuse*, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveux couleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait et dansait dans les veines, une grande mâtine** qui avait couru aux hommes, dès les premiers frissons de sa puberté » (*débauchée, **femme ardente). Elles travaillent dans un atelier de satinage et de couture pour le compte de la maison Débonnaire et Cie. Les deux sœurs ont toutefois un point commun : elles vivent mal leur situation. L’incapacité de Céline à se fixer durablement avec un homme la fait souffrir.

« Au fond, tous ces amours au débotté lui décrépissaient la face et ne la contentaient guère. Tous ces va-et-vient, toutes ces pirouettes avec l’un, toutes ces culbutes avec l’autre se résumaient en une alternance de mal en pis et de pis en mal ».

Pour Désirée, la situation inverse produit quasiment le même effet. Elle aimerait s’établir, mais elle n’a pas rencontré l’homme qui lui convient. Jusqu’au jour où un certain Auguste débarque à l’atelier. Il lui plaît. Elle lui plaît. Ils se plaisent. Il faut dire qu’ils se ressemblent et qu’il a des airs d’âme sœur.

« Il n’ignorait certainement pas comment se pratique cette agréable chose que les petites ouvrières appellent “faire boum”, mais par bêtise, par honte, ou par malchance, il n’avait jamais eu ce que ses camarades nommaient une bonne amie ».

Désirée ne veut pas aller trop loin avec Auguste, tant que leur union n’a pas été officiellement célébrée. Elle apprécie le côté timoré d’Auguste. Cela le rend doux. En outre, il est prêt à patienter jusqu’au mariage, mais encore faut-il pour cela convaincre le père de Désirée, chez qui elle vit toujours, tout comme sa sœur… Au même moment, l’histoire de Céline avec Anatole bat de l’aile, mais elle fait la rencontre de Cyprien un peintre, mais surtout un « amoureux de toutes les nuances du vice ».

C’est une époque où les femmes ne comptent que sur la rencontre avec un homme pour s’accomplir. « Elle devenait alors d’une saleté de peigne, étant comme beaucoup de filles du peuple qui ne se livrent à de discrètes propretés que lorsqu’elles ont un homme ». Et pourtant les hommes ne sont pas forcément ces sauveurs espérés. Car, comme le confie Céline un soir à sa sœur : « Les hommes sont bêtes ; s’ils savaient, on serait perdue avant qu’ils croient que c’est possible ». Mais leur vie dépend aussi d’un autre homme : leur père. Et la différence de traitement est forte. Autant il laisse Céline vivre sa vie de débauche comme il l’entend, autant il se montre possessif envers la cadette et préfère qu’elle reste au foyer.

Les Sœurs Vatard développe des éléments déjà en germe dans le premier roman de Huysmans, Marthe, l’histoire d’une fille. Il amplifie le côté naturaliste que l’on percevait déjà. Ce n’est sans doute pas un hasard si le livre est dédié à Emile Zola. Les descriptions s’allongent, se font plus précises. Ce peut être celle, minutieuse, du travail à l’atelier. Ou bien, la visite d’une foire qui se révèle d’un véritable coup de force. L’environnement, le contexte devient la force motrice du récit, reléguant quelque peu au second plan l’intrigue, comme si Huysmans s’était contenté de rendre compte de tranches de vie. Car le romanesque est relativement pauvre et fait écho à la « nudité de l’intrigue » qu’évoque également Zola. Huysmans se prépare au roman sans romanesque qu’est A rebours. Pour l’anecdote, ainsi qu’il est indiqué dans la notice de cette édition de la Pléiade, Zola reprocha à Huysmans un « abus de mots rares », qu’il estime comme un obstacle à la restitution du vécu et qui rend un peu artificiel la restitution de « filles du peuple ». Près de 140 ans plus tard, ces mots rares se révèlent assez pittoresques et plongent le lecteur dans une autre époque, dans d’autres lieux, où le français que l’on parle n’est, parfois, plus tout à fait le même qu’aujourd’hui. L’éditeur a d’ailleurs eu la bonne idée d’insérer des notes de « traduction » pour faciliter la lecture.

Au passage, Huysmans fait un clin d’œil à son premier roman, Marthe, histoire d’une fille, quand Désirée et Auguste vont assister à une représentation au théâtre Bobino et où on peut reconnaître l’héroïne éponyme, mais, cette fois-ci, côté spectateur.

Huysmans fait preuve d’une subtile approche psychologique. Par petites touches, il décrit bien l’évolution des sentiments. Chaque sœur compte sur l’amour pour accéder au bonheur mais le chemin est parsemé d’obstacles. Le moindre événement peut aboutir à des remises en cause définitives, une simple parole peut influer sur l’humeur. Céline et Désirée se révèlent assez influençables, tout en ne déviant que marginalement de leurs caractères originels. Mais c’est à croire que le sort s’acharne sur les membres de la classe populaire et que, même l’amour, était, à cette époque, quelque chose qui n’est pas à leur portée.

 

Yann Suty

 

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A propos de l'écrivain

Joris-Karl Huysmans

 

Joris-Karl Huysmans, de son vrai nom Charles Marie Georges Huysmans, est un écrivain et critique d'art français, né le 5 février 1848 à Paris et décédé le 12 mai 1907 à Paris.

 

A propos du rédacteur

Yann Suty

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Yann Suty est écrivain, il a publié Cubes (2009) et Les Champs de Paris (2011), chez Stock