Lidia Jorge ou l’écriture en liberté (par Gilles Cervera)
Nous traversons des fleuves, des nuits et, de rêve en rêve, de rives en rives, nous lisons Lidia Jorge.
L’auteure portugaise nous fait affleurer à la littérature monde, style serré, reconnaissable par son ininsistance. On voudrait le Prix Nobel pour elle, mais nous n’avons qu’un pouvoir restreint. Notamment celui de n’avoir pas lu toute son œuvre.
Le rivage des murmures nous a marqué en premier. Édité en France en 1989. Rappelons-nous l’importance durassienne des fleuves, des regards nocturnes, des mariages sans fin et du marié. Il se détache, voyez-le se détacher, partir pour une sale guerre. Nous venions de lire sur la colonisation, Mathieu Belezy dont il fut rendu compte, langue au couteau, grande gueule d’ogre où l’anti-héros charrue la terre d’Algérie de la glèbe jusqu’aux ventres et aux dos des hommes. Bélézy a une luxuriance au bazooka, quand, il faut la lire pour le contraire, Lidia Jorge écrit à mi-voix.
Elle montre. Elle regarde. Elle voit. Elle nous fait voir ce qu’elle voit. Le grand mariage au bord du fleuve et dans les remous sombres, encore plus sombre, sont-ce des arbres, sont-ce des animaux, des souches ? Non, le soupçon est érigé en grand art et le soupçon s’avère, au détour d’une phrase. En une ligne courtepointe, Lidia Jorge confirme ce qu’on craignait. Ce sont des nègres jetés au fleuve sans qu’ils sachent nager donc des nègres noyés. Ce sont des morts qu’on voit flotter au gré des flux et nous restons suspendus au marié, le jeune homme, qui sera celui qui, en mission au nord, devient l’archétype honteux du pire, tête décapitée piquée sur son bâton fou de colon blanc. Lidia Jorge nous emporte en douceur vers le pire qui a eu lieu. Il y a le fleuve, des fêtes au bord, une chaleur étouffante, des généraux rances et des femmes en robes longues. Ce n’est pas du Duras, c’est la pince à épiler du style, c’est un phrasé, un chant. Celui de Lidia Jorge.
Nous continuons de lire. En retard d’une œuvre. Allons vers le bel œillet en fleur de poings levés après lequel plus rien du Portugal n’est comme avant. Les Mémorables ont été traduits en 2024. Nous regardons avec l’auteure une photo. La fille y voit son père, un grand intellectuel, universitaire et auteur d’une œuvre respectée. Elle reconstitue la photo, cherche tous ceux qui entourent le père, des importants, des rêveurs, des guerriers, des pleutres aussi, les révolutionnaires de 1974. Les mémorables n’ont pas forcément de mémoire. Où se retrouvaient-ils ce jour-là ? Dans quel décor ?
Ceux qui sont sur la photo ne sont pas sûrs d’y être ni de ceux qui les entourent ni de rien sauf d’avoir été décimés, méprisés, ou reniés.
Lidia Jorge mène l’enquête. Elle va et vient d’un personnage à l’autre. Elle tire une série de portraits fades ou grandioses, des militaires désabusés ou des rêveurs sans rêves désormais, leurs nuits sont trop blanches. « Et l’Officier de Bronze se souvenait de tout ce qui concernait son hasard à lui. » Sans en avoir l’air, l’auteure enquêtrice, pour les besoins d’un tournage qui n’aura pas lieu, accumule les rushs. Elle recoupe, elle découpe tout en créchant chez son vieux père qui ne lui dit pas tout voire ne lui dit rien. Partant à la fac le matin, revenant le soir, non. Sa voiture est seulement garée non loin de chez lui. Là qu’il passe la plupart de son temps à se remémorer ou ressasser la grande histoire à laquelle il a contribué et, comme ses congénères de la photo, sans se sentir à auteur rétribué. La fac l’a jarté.
L’histoire contemporaine comme toute l’histoire depuis le début n’a rien de charitable. Elle est ingrate. Elle ne reconnaît qu’à quelques figures les mérites de l’élan rénovateur et rien ne leur est dit ni rendu même s’ils ont contribué à la rénovation. « Le train avançait comme si la machine qui tractait le convoi était fatiguée, et tout autour le paysage était un territoire plat ». Les victoires semblent aussi plates que les défaites, les photos aussi floues que les événements : « Alors le général a sorti sa main droite de la poche de sa veste et l’a posée sur la table. Elle était là. Nous pouvions la voir. Finalement sa main était solide, bien proportionnée, symétrique par rapport à sa main gauche. Pas de moignon, pas de blessure, pas de crochet. Pourquoi donc la cachait-il, alors ? »
Lidia Jorge nous fait avancer dans le flou, mais il n’est pas modianesque. Il finit net. Il finit tranché. Noir et blanc. La peur des Mémorables est de finir amnésiques.
Misericordia est le titre que les éditions Métailier ont proposé en 2023.
Nous vérifions juste que les lecteurs aient vécu comme beaucoup ces années-là, juste après un événement considérable, une expérience incroyable, un machin nommé pandémie mondiale. Née d’un fantasmatique pangolin chinois, il décima beaucoup dont pas mal de vieux.
Justement. L’intrigue se déroule dans une maison de retraite. Oui un Ehpad dont le titre est de terminale espérance : l’Hôtel Paradis ! La vieille qui dicte le roman à Lidia Jorge n’est sans doute pas loin d’être sa mère. Une mère, n’est-ce pas, continue jusqu’au bout de donner des leçons à sa fille, fût-elle écrivaine, et notamment à propos de son style, non mais !
La vieille s’enregistre et c’est sa voix qu’on entend. Voix d’outre-tombe sans pathos ni plainte, ou si peu, voix d’une mère dont les saillies demeurent, l’ironie intacte et la curiosité portée en philosophie. C’est sa voix qu’on entend comme on entend toutes les voix de celles et ceux qui ont vécu libre et soudain se retrouvent incarcérés par leur grand âge. Ils se libèrent ! Ils dialoguent avec la nuit. Ils se la coltinent, la nuit alias la mort, laquelle guette à chaque coin de couloirs. À chaque angle du corps. À chaque ombre de chaque instant.
Tout est présent et précis dans la vieille qui parle depuis sa chambre, donc sa maison : « Quand je vivais dans la maison que j’ai laissée là-bas, j’ai toujours ressenti de la joie à l’automne ». Donc son jardin : « Je vois les amandiers, les figuiers, les pêchers du terrain autour se réduire à des troncs, les branches nues surgissant chaque matin comme des arabesques dessinées dans l’air. »
La vieille vit intacte malgré l’immobilité, son fauteuil qu’on doit pousser, les rencontres ou l’attente : « Être en vie c’est me souvenir des mouvements du temps et du rythme de la floraison. »
Il y a sa fille. Les relations sont denses, dures, réduites à ce qu’elles furent, plus intellectuelles qu’affectives. Défensives en fait. La fille est souvent partie, elle écrit, va de conférence en conférence, de signature en signature, peu importe, elle revient aussi : « Je me suis sentie perdue quand j’aurais dû me sentir retrouvée ../...Elle a ouvert la boîte, déballé un chemisier en dentelle, très fin, …/ .. et moi je n’ai pas dit merci ». Il y a le gendre de bonne volonté qui répare, déplace, insiste pour que sa belle-mère s’occupe avec la télé, alors que non, elle refuse ce robinet désuet, ce truc qui tranche le temps avec ses artifices : « Je lui ai dit : Ne l’allumez pas, s’il vous plait, les pensées qui circulent dans mon âme sont maintenant mes programmes télé. »
Lidia Jorge nous fait approcher les abysses si proches de nous. Sans complaisance ni morbidité. La salle à manger a ses réacs, ses copines, son gros con que Dona Alberti ne manque pas d’insulter copieusement. Il y a ceux qui meurent vite, surtout les hommes, ergotant leur autorité qui décline et les voisines de chambre à couvrir en cas de manquement au règlement général. Dona Alberti est libre. Elle ment comme elle respire et se marre en dedans.
Nous aussi, en lisant !
Sauf quand la nuit obsédante revient. La nuit avec ses cachets d’hamster en joues pleines. Elle est libre, Dona Alberti. Digne et libre. Elle refuse le sommeil car il ressemble de trop près à autre chose.
Qui vient. Qui viendra. Qui ne saurait tarder.
Covid, on vous a dit. Commotion mondiale. Sidération intergalactique et intrapsychique. Oui et, à l’Hôtel Paradis : Règlements exorbitants, droits bafoués, changement abusif de chambre, enfermement définitif. Les vieux glissent, au sens propre comme au figuré.
Le glissando peut être doux, parfois inconscient, d’autres fois impertinent, salutaire, rebelle et c’est le cas ! Même si les vieux parlent intérieurement, pas besoin de tendre l’oreille pour entendre ce qu’ils disent : « On avait empilé les chaises pour ouvrir les lits. D’un lit à l’autre, juste la place pour un astronaute de passer. Les mains des astronautes étaient couvertes de gants blancs comme les vêtements qui les protégeaient de nous. J’ai pensé, je dois noter ce fait pour pouvoir raconter quand tout ça sera passé et que j’aurai le bloc sous la main. »
Misericordia est un roman drôle, acéré, vivant.
« Je lui ai demandé : Tu m’entends ? Elle a répondu : Parle, parle, parle… » C’était vraiment elle, pressée. Je lui ai demandé : Comment se passe l’année ? il ne pleut vraiment pas du tout ? »
Un livre écrit serré. D’un bout à l’autre un chef d’œuvre.
Traduit du Portugais où Lidia Jorge vit.
27 juin 2019
Tranche de poisson mangée avec la main –
Huile d’olive, eau, petite pomme de terre
Larmes
Pain.
Chaque court chapitre est clos par un poème extrait d’un carnet de Dona Alberti.
Ponctum et momentum in memoriam misericordiae !
Gilles Cervera
Tous livres publiés aux éd. Métailié
Le rivage des murmures, Les Mémorables.
Misericordia 414 p. 22 € 50
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