A Jérôme Ferrari, par Marie-Pierre Fiorentino
« On ne peut pas vivre avec la pensée de sa mort,
on doit se croire immortel,
c’est une nécessité »
Aleph zéro
Je viens de terminer Un dieu un animal.
La Corse s’y dévoile à travers une constante, l’inexorable retour au village d’hommes et de femmes qui espéraient un départ définitif. Question d’atavisme, probablement, de déterminisme généalogique et géographique. Dans le secret creuse jusqu’à ces racines.
Ainsi la Corse devient-elle, dans une projection cartographique nouvelle, le centre de gravité entre métropole et Orient, cet Orient naguère colonies. Le centre de gravité aussi entre les deux points nécessairement fixes, la naissance et la mort. Mais alors que s’élèvent de vos lignes le fracas des combats, les soupirs de frustration et les cris de plaisirs ; alors que se donnent à voir, comme sur grand écran, saga familiale, western spaghetti ou farce, nulle odeur de maquis dont un écrivain régionaliste empesterait ses pages. Merci.
Les travers corses que vous croquez dans Variétés de la mort ou Le Sermon sur la chute de Rome – vous seriez un admirable caricaturiste ; dessinez-vous ? – me font rire aux larmes. Mais les larmes de rire finissent par avoir la même amertume que celles des pleurs ou du vomi.
Étrange récurrence que les vomissements dans vos récits. Des hommes en meurent étouffés tandis que d’autres y commencent une liaison amoureuse. Les boyaux se retournent comme les pupilles se révulsent. Le lecteur connaît mieux l’estomac ou l’entrejambe de vos personnages que leur visage. Il y a pourtant, dans cette débauche liquide ou visqueuse, du dionysiaque. Boire, baiser, chasser (l’homme ou la bête) sont autant de célébrations païennes du corps. Il faut bien compenser les excès de l’âme.
Je suis fascinée quand vous forez une âme à la deuxième personne. La deuxième personne est le regard d’autrui auquel on ne peut échapper quand il est si facile de tromper sa conscience. En vérité, exister est autant absurdité que puissance. La lucidité ne serait-elle donc que la forme lumineuse et active du désespoir ?
Entre Schopenhauer et Nietzsche, vous n’avez pas choisi. Pourquoi en effet choisir puisque tous deux, de leur point de vue, ont parfaitement raison ? Votre énergie créatrice est une exaltation de la vie et vous êtes l’artiste tragique que Nietzsche appelle de ses vœux. Mais derrière la vie qui pèse comme un fardeau et la mort qui est autant un soulagement qu’une menace, Schopenhauer.
Ces deux philosophes étaient aussi musiciens et Nietzsche poète. Vos phrases, au fil de vos livres, sont devenues des vers, vos vers de la musique. Complainte, mélopée, symphonie.
Apothéose philosophique, musicale, poétique : Le Principe.
Apothéose vertigineuse : sommets des Alpes et physique quantique.
Apothéose.
Mais j’aime aussi vos récits à la première personne. J’entends braire les ânes : autofiction puisque cette première personne (mais c’est vrai aussi quand vous employez la troisième) est, comme l’auteur, un homme, un corse, un étudiant ou un professeur de philosophie.
À ce compte, Descartes serait l’inventeur de l’autofiction. « Je pense, j’existe ». Triste aveuglement d’une mode qui empêche de reconnaître que, si l’auteur ne peut écrire qu’à partir de lui, de son histoire et même de sa géographie, il n’est artiste, c’est-à-dire créateur, que s’il n’écrit ni sur lui ni pour lui.
Vous savez ne pas confondre singulier et personnel. En littérature, le singulier est un éclat de lumière comme une étoile nouvelle dans le ciel, le personnel un relent nauséabond. Le premier libère, le second enferme.
La singularité est la subjectivité qui, partie du « je », s’élève au rang d’universel (« nous », « tu ou vous », « il ou elle »). Elle fait les grandes œuvres, philosophiques ou artistiques. Vos romans tiennent des deux domaines, comme Le Journal du séducteur de Kierkegaard. Ce sont en outre de passionnants récits.
Vous êtes enfin ce qui me plaît par dessus tout : un provocateur poli – la politesse véritable est en soi une provocation pour les êtres dramatiquement conventionnels – et un intempestif. Nietzsche, encore avec bonheur. Une exergue empruntée au Gai savoir est un ravissement comme toutes vos exergues. Si je connais le livre d’où elles sont extraites, elles sont un partage. Inconnues, elles sont votre don.
Dans ma bibliothèque, Où j’ai laissé mon âme et Balco Atlantico n’ont pas encore été ouverts. Je patiente comme savent le faire les êtres plus soucieux de l’apothéose d’une liaison que de sa consommation. Je vous relis souvent, sûre de ce dont vous allez me combler et curieuse de nouvelles révélations.
Je dégusterai ces livres comme deux étapes sur le route du temps qui s’étirera doucement de ma lecture à votre prochaine publication.
Marie-Pierre Fiorentino
Les livres de Jérôme Ferrari cités dans l’article sont tous publiés aux Éditions Actes Sud : Variétés de la mort (2001) ; Aleph zéro (2002) ; Dans le secret (2007) ; Balco Atlantico (2008) ; Un dieu un animal(2009, prix Landerneau) ; Où j’ai laissé mon âme (2010, prix du roman France Télévisions, prix Initiales, prix Larbaud, grand prix Poncetton de la SGDL) ; Le Sermon sur la chute de Rome (2012, prix Goncourt) ; Le Principe (2015).
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