Jean-Jacques Sempé, Le Funambule (par Mustapha Saha)
Paris. Vendredi 12 mai 2022. Jean-Jacques Sempé fait sa valise, à quatre-vingt-neuf ans, dans sa résidence de vacances à Draguignan. Son nom restera sans doute gravé dans le Dolmen de la Pierre de la fée. Paris est fait pour vivre, non pour mourir. La dernière fois que je le revois à la librairie L’Ecume des pages, boulevard Saint-Germain, je cherche, étonnante synchronicité, son livre L’Information consommation, publié en octobre 1968. Il est très fatigué. Il est malade depuis longtemps, mais il n’arrête pas de travailler. Comme les vrais paresseux. Je dessine, donc je suis. René Descartes est inhumé à deux pas, dans l’église Saint-Germain, où le dernier hommage est rendu à l’artiste. De nombreuses années auparavant, je lui avais offert Le Droit à la paresse de Paul Lafargue. La paresse, mère de toutes vertus. Il n’a pas assez de force pour partager un verre au Café de Flore à côté. Il me lance en me quittant : « Adieu l’ami. Je prépare mes bagages ».
La joie, impossible pendant l’enfance, puisée dans le jazz sous baguette de Duke Ellington. Le jazz, lucarne sur tous les arts. Jean-Jacques Sempé croque les musiciens comme personne. L’attitude fait la musique. Le Bilboquet, tentures rouge pourpre et bois laqué, serveurs en chemise blanche et cravate, rue Saint Benoît, notre refuge. Marguerite Duras, appartement juste en face, se pointe à l’improviste quand la soif la prend. Nous nous bousculons pour lui faire place. Le Bilboquet, ancien Club Saint-Germain de Boris Vian, sacré par Kenny Clark, Lester Young, Colman Hawkins, Miles Davis et d’autres encore, définitivement fermé. Demeure, dans la même rue, Chez Papa, pavillon hissé par vents et tempêtes.
Bien sûr, Jean-Jacques Sempé s’est sculpté jeune sa statue, à quatre mains avec le scénariste René Goscinny. Le Petits Nicolas, best-seller mondial, traduit dans quarante cinq langues, d’abord né dans l’hebdomadaire belge Moustique en 1955-1956, ressuscité dans les colonnes du journal Sud-Ouest Dimanche. L’écolier raconte sa vie avec ses copains qui portent des noms bizarres, Alceste, Agnan, Rufus, Clotaire… Sous des apparences d’élève ordinaire, ni cancre ni premier de la classe, un rétif, un récalcitrant, un insoumis, un frondeur en herbe. Le Petit Nicolas est également accueilli dans Pilote dès octobre 1959. Il côtoie Astérix le gaulois du même Goscinny. L’aventure dure sept ans, jusqu’en 1965. Elle se poursuit encore avec la publication d’inédits. Je me souviens du court métrage en noir et blanc d’André Michel, Tous les enfants du monde, inspiré d’un épisode du Petit Nicolas, vu, en compagnie de son actrice Bernadette Lafont et mon frère électif Pierre Clémenti, au cinéma La Pagode. La production cinématographique continue à tirer profit de la source intarissable.
Les dessins de Jean-Jacques Sempé, trop subtils pour déclencher instinctivement le rire, déroulent délicatement leur atmosphère. Le sujet s’estompe dans la prodigalité graphique, l’exubérance visuelle.
« Il y a parfois des sujets que j’abandonne uniquement parce que je ne suis pas satisfait de l’ambiance. Quand je dessine un petit bonhomme écrasé par son environnement, ce n’est pas l’environnement qui est important, c’est l’ambiance de cet environnement » (Sempé).
Des ambiances sans blagues, sans galéjades, sans goguenardises, sans alibis comiques. De braves gens englués dans l’absurde, les blessures d’amour propre, les mensonges. Des représentations sans marges, sans trames narratives. Des dessins sans informations, sans interrogations, sans moralisations. Quand le texte s’en mêle, il s’enroule sur lui-même dans une chute déceptive. Des petits riens. Des signaux ténus de liberté, d’intuition, de création, de belles lueurs, poussières de couleurs, éphémères comme des papillons de jour. Je replonge dans les trois volumes du Je-ne-sais-quoi et du Presque-rien de Vladimir Jankélévitch : « La lumière timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs, c’est sous cette forme que choisissent de se faire connaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de l’entrevision dans laquelle le méconnu soudainement se reconnaît ». Rien de mieux pour comprendre la philosophie sempéenne.
En 1968, deux livres en fausse prise avec le réel, Saint-Tropez et L’Information consommation. Le village de pêcheurs, phagocyté par les stars, engoncé dans la luxure. Des oisifs, dos voûté, avachis sur des matelas d’argent. La société de consommation se dénonce sous censure. Les slogans soixante-huitards métamorphosent les grilles de lecture. L’esthétique l’emporte sur la politique. La stratosphère artistique se laisse séduire par la gloire et la fortune. La génération bobo arrive. Que va-t-il se fourvoyer dans un sujet sur la jet-society ? Il explique sobrement : « En 1964, ma future épouse avait loué une maison à Saint-Tropez. Elle m’a proposé que nous y allions ensemble. Cela m’amusait de voir de près ce lieu mythique. On parle beaucoup de la joie de vivre là-bas. Mais j’en montre peu dans mes dessins. C’est la nature qui est heureuse à Saint-Tropez ». Dans l’Information-consommation, Jean-Jacques Sempé montre comment Mai 68, dans son ébullition même, se transforme à chaud en mythe. La jeunesse devient une classe dangereuse. Le gouvernement accuse les étudiants de rébellion suicidaire. Il menace d’une guerre génocidaire. Les chars campent aux portes de Paris. Tout se termine par des élections, étouffoirs des révolutions. Les protestataires rentrent dans les rangs. Dans une station balnéaire, deux compères adossés au capot d’un bolide italien. « Je me fais de plus en plus penser à un pavé de Mai 68 qui aurait manqué sa cible ». Festin bourgeois : « Soyons simples, on est entre nous. Que ceux qui étaient sur les barricades lèvent le doigt ». Tous lèvent le doigt. Romantisme soixante-huitard en miettes. Les contestataires, rattrapés par leur appartenance sociale, deviennent mandataires du système autoritaire.
En 1968, Jean-Jacques Sempé adopte une posture sinon ambigüe, du moins ambivalente. Il adhère au mouvement sans s’engager franchement. Des dessins percutants ne sortent pas des cartons. Il reste fidèle à René Goscinny scandaleusement malmené, traité de patron véreux, trahi par ses obligés. Une raison plus intime s’ajoute à sa perplexité. L’enfant de la guigne s’est bricolé tout seul son ascenseur social. Son talent est connu et reconnu. Il rejette la société de consommation. Les bourgeois le laissent finalement indifférent. Il les fréquente à l’occasion sans s’intégrer dans leur classe. Il croque leurs indigences morales, leurs difformités rédhibitoires comme Jean de La Bruyère dépeignait les mœurs et les caractères de ses contemporains. Mais, il traîne l’angoisse endurante de retomber dans la misère.
Au printemps 1968, paraît un récit exceptionnellement long, cent pages, Marcellin Caillou, histoire d’un gamin solitaire qui rougit sans raison. Le petit garçon passe sans transition de l’enfance à l’âge adulte. Il ne parle pas de son adolescence. Aucune médecine ne peut soigner ses rougeurs, une particularité génétique sans cause pathologique, une singularité signalétique, une touche rubiconde qui le distingue dans la foule. René Rateau, le meilleur camarade de Marcellin, virtuose précoce du piano, est affecté d’un autre syndrome, l’éternuement compulsif. Le parallélisme scelle l’amitié.
Raoul Taburin, entrepris dans la foulée, ne paraît qu’en 1994. Deux amis encore. L’illustre marchand Raoul Taburin, réparateur hors normes de vélos, est une légende du cyclisme. Mais, il cache un terrible secret. Il n’a jamais réussi à se tenir sur une selle. Une honte rentrée qui lui empoisonne l’’existence. « Taburin eut la tentation, qu’éprouvent parfois les fantaisistes, de montrer qu’ils ont une âme, que cette âme abrite un cœur, et que ce cœur contient des secrets qu’il aimerait, à certains moments, partager » (Sempé). Hervé Figougne, son ami, est un expert de la photographie. Tous les deux souffrent d’une invalidité dont la découverte les discréditerait. C’est justement ces incapacités qui font l’étoffe des héros. Le roman graphique donne la part belle à l’illustration. Finesse du trait. Linéature des détails. Profondeur des expressions. Légères touches de couleur. La société des Trente Glorieuses, adulatrice du travail et des vacances, décrite comme une société désuète, obsolète.
J’imagine, en relisant Raoul Taburin, des hommes politiques arrivés au sommet sans aucune compétence, sinon leur génie manipulateur. Des minables qui transcendent leur incompétence intellectuelle et leur indigence morale en se frayant un chemin sur tapis rouge. La médiocrité transfigurée en prouesse, la roublardise en richesse. Jean-Jacques Sempé s’insurge contre le malentendu qui l’entoure depuis toujours, ces critiques qui définissent son art comme symbolique. Raoul Taburin ressasse « Symbolique, mon œil ». Demeure la bicyclette, thématique récurrente, vecteur de liberté. Le corps, défiant les lois de la pesanteur, se fait son propre moteur, se propulse à vitesse enivrante. On déambule, on randonne, on cabriole, on batifole, on folichonne, on accélère, on ralentit, on taquine les virages, on trace les trajectoires, on s’équilibre d’énergies contradictoires, comme un dessinateur. Jean-Jacques Sempé, incomparable funambule, a toujours dessiné sur un fil.
Mustapha Saha
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