Jean-Jacques Lebel : De la Transgression de l’Art à l’Art de la Subversion, par Mustapha Saha
A quatre-vingt-deux ans, œil bleu nimbé de la malice d’éternel potache, le dernier surréaliste demeure un agitateur culturel sans pareil, présent sur tous les fronts artistiques, infatigable porte-drapeau de la Beat Generation, mouvement littéraire assoiffé de libertés dans une Amérique imbue de ses victoires, fière de ses déboires, toujours discriminatoire et puritaine. Dans cette société de surabondance matérielle, dévorée par la cupidité et la stupidité de l’avoir, où l’être n’existe que par son paraître, la Beat Generation replace le vivant au centre de l’univers, prêche le pacifisme en plein militarisme, prône le mépris des besoins superficiels, proclame la libération des désirs essentiels, prêche le chamanisme régénérateur, le bouddhisme purificateur, la créativité permanente, le salut par l’art et la littérature.
Nostalgie 68
En Mai 68, Jean-Jacques Lebel et moi-même, avec une poignée d’artistes et d’étudiants, prenons d’assaut le théâtre de l’Odéon, forteresse inexpugnable du règne culturel d’André Malraux, dirigée de main de fer par le non moins sentencieux Jean-Louis Barrault. L’autorité tutélaire des pères se liquide à coups de slogans ravageurs. La parole se libère du mandarinat castrateur. Nous revoici, un demi-siècle plus tard, aussi complices qu’hier, liés par les mêmes utopies anticipatrices, cultivant l’impossible dans notre imaginaire, courant jambes au cou vers les horizons entrouverts, le même vieux monde à nos trousses. Je nous revois à New-York, une année plus tard, plongeant dans les bars underground, les bas-fonds artistiques d’East Village, les fabriques d’icônes détraquées, explorant les laboratoires charivariques, désintégrateurs de l’ordre établi, observant, dans la cour de l’Université Colombia, la vente à la criée de billets pour le festival de Woodstock, un festival qui rassemble quelques jours plus tard, en rase campagne, un million de jeunes en rupture de société marchande, pendant que la même Amérique, embourbée dans la guerre du Vietnam, confrontée à la révolte des noirs, à la lucidité précoce de ses propres enfants piqués par une mouche révolutionnaire, fête sur écran géant, à Central Parc, l’arrivée sur la lune de ses astronautes scaphandrés et s’obstine aveuglément dans son exhibitionnisme impérial. Aujourd’hui, les clochards célestes poursuivent leur route loin des fracas planétaires. Je pense secrètement que Jean-Jacques Lebel reste le seul sur terre à garder le contact. Son frère d’adoption, l’artiste postmoderniste Erró, portant ses quatre-vingt-six printemps comme une peinture additive, approche sa discrète silhouette méditative. Nous rediscutons du monde à la dérive, des gouvernances rébarbatives, des espérances germinantes sur d’autres rives. Il m’offre le catalogue de son exposition, un livre d’art, couverture en noir et blanc qui lui ressemble, avec une dédicace allusive à ma marocanité : « Pour Mustapha, avec ma tête explosante du côté du Rif, son ami Jean-Jacques ».
Saltimbanque tourbillonnaire
Le parcours buissonnier de Jean-Jacques Lebel vaut la peine d’être brièvement narré, non point pour le célébrer, il n’en a cure, mais pour le tendre en lanterne aux jeunes destinées sans repères. Le saltimbanque tourbillonnaire naît artiste, dans un berceau tricoté par les muses. Les rois mages du dadaïsme et du surréalisme, André Breton, Benjamin Péret, Marcel Duchamp, Man Ray, Henri Michaux… se penchent sur sa crèche. Son père, Robert Lebel (1901-1986), écrivain, poète, critique d’art, tresse la couronne de Marcel Duchamp et d’autres figures marquantes du siècle des bouleversements rouges et noirs. Jean-Jacques Lebel entre dans le cercle surréaliste par la porte de service, où sa turbulence novatrice, en désespérance de nouveaux fruits salvateurs, secoue désespérément le vieux cocotier fourbu. Il expose, à dix-neuf ans, ses premières œuvres à Florence, où il édite simultanément sa première revue interdisciplinaire « Front unique ». Armé de sa seule boite à crayons, il taille son chemin tortueux dans la broussaille inexplorable, crève le miroir de l’espace-temps, s’exalte d’avance des rencontres inimaginables, des trouvailles insoupçonnables, des nébuleuses inconcevables. Il se lance dans une transe anamnésique qui se poursuit sans fin. Il ne faut pas moins que cette déflagration mentale pour s’affranchir de la folie ordinaire. Dès lors, son existence n’est qu’une cascade d’initiatives, d’audaces inventives, d’imprudences productives. Un art de vivre dans l’oxymorisation festive. Une dialectisation de l’être et de sa raison d’être avec la même science intuitive, la même fibre explorative, la même sagacité prospective. Il improvise son premier happening, L’Enterrement de la chose, à Venise, publie son ouvrage analytique sur cette créativité interactive, enchaîne les performances collectives aux quatre coins de la planète. Il ne cesse de combiner ses activités d’artiste et d’écrivain d’intenable citadin et d’indomptable sylvain.
Beat hotel
Il traduit les grands auteurs de la Beat Generation, ses amis pensionnaires d’un hôtel famélique sans nom, rue Gît-le-cœur dans le Quartier Latin, rebaptisé à force d’usage Beat Hotel. La patronne, Madame Machou, qui avait travaillé dans une pension fréquentée par Claude Monet et Pablo Picasso, se fait payer volontiers en dessins et manuscrits. Jean-Jacques Lebel présente William Burroughs, Allen Ginsberg et Gregory Corso aux mythiques Marcel Duchamp et Man Ray. La rencontre ébouriffante tourne vite à la démonstration dadaïste. S’embrassent les chaussures, se tailladent les cravates. Les beats contestataires, imprégnés par les écrits parisiens d’Ernest Hemingway (Paris est une fête), Henry Miller (Jours tranquilles à Clichy), la poésie baudelairienne, en quête d’expériences transgressives, rêvent de la bohème des années folles, ils ne découvrent qu’une métropole sans âme, infestée par les miasmes des guerres coloniales. Leur production littéraire s’en trouve paradoxalement propulsée. Allen Ginsberg rédige Kaddish au Café Le Select, son poème émouvant sur la maladie mentale de sa mère. Gregory Corso expérimente l’écriture spontanée dans Bomb. Selon son expression, il laisse les vers couler sans s’occuper du gras. William Burroughs accumule goulûment les pages du Festin nuque ses camarades s’obligent de classer. Le miséreux Beat Hotel, fourmillant d’artistes et de poètes en rupture de ban, s’appelle aujourd’hui Le Vieux Paris, un quatre-étoiles réservé aux bourses bien garnies. Une modeste plaque de verre indique : « Beat Hotel. Ici vécurent B. Gysin, H. Norse, G. Corso, A. Ginsberg, P. Orlosvsky, I. Sommerville. W. Burroughs y acheva Le Festin nu(1959) ». Jean-Jacques Lebel aura été acteur et témoin de la plus avant-gardiste des écoles littéraires, prise au départ pour une loufoquerie passagère, une extravagance scandaleuse sans lendemains. Il n’en tire aucune gloire. Il conte l’aventure historique et ses anecdotes savoureuses comme on raconte des futilités piquantes de vacances.
Philosophie rhizomique
Jean-Jacques Lebel a toujours donné à ses manifestations protestataires une dimension créative et collective, inoculant l’indignation dans l’art et projetant l’art dans la rue. Il n’a de cesse de mettre en pratique la philosophie rhizomique de ses amis Gilles Deleuze et Félix Guattari en inscrivant ses créations personnelles dans une collectivité contributive, génératrice d’allégories imprévisibles. Il se définit comme un collecteur d’amitiés, d’échanges, de partages, de synchronicités saisies au vol. Il organise avec Alain Jouffroy « L’Anti-Procès », exposition internationale itinérante de soixante artistes contre les derniers soubresauts du colonialisme. Il y expose, entre autres, le Grand Tableau Antifasciste Collectif, peint par Baj, Dova, Crippa, Erró, Recalcati et lui-même, une œuvre séquestrée pendant vingt-quatre ans par la Questura de Milan. Une époque des méprises, où l’universalisme occidental, battu en brèche, sort ses bombes nucléaires, où le modernisme à bout de souffle fait parader ses militaires, où l’agonie des colonies est vécue par les dominateurs comme une apocalypse cométaire. Citoyen du monde, immergé dans la synergie des cultures et la culture des synergies, Jean-Jacques lebel crée, en guise de réponse libertaire, « Le Festival de la Libre Expression » et le Festival international de poésie Polyphonix pour procurer une scène visible et une plate-forme audible aux poètes, artistes, cinéastes et musiciens de plusieurs pays, pour saper l’européocentrisme dans ses bases élitaires. Un art-action en perpétuelle interaction dans l’obscurité labyrinthique de la ruche planétaire. Le sens de l’existence se niche dans la fourmilière comme la lumière dans la grotte. Qu’importe si tant de ses œuvres échouent dans les musées de son vivant, Jean-Jacques Lebel ne sait naviguer qu’à contre-courants, dans cette contre-culture creusée dans l’incorruptible volonté d’être soi-même. Il ignore les finasseries séductrices, les mignardises fascinatrices, les simulations mystificatrices de ses célèbres compères. Son incurable suractivité le protège contre l’égotisme plombifère.
Mustapha Saha
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