Je viens de m’échapper du ciel, d’après Carlos Salem, Laureline Mattiussi
Je viens de m’échapper du ciel, d’après Carlos Salem, 196 pages, 18,95 €
Ecrivain(s): Laureline Mattiussi Edition: CastermanLes amateurs de noir, et quelques autres, connaissent les romans de Carlos Salem, hauts en couleurs autant que le personnage de l’écrivain. Tout le mode ne sait pas forcément qu’il a aussi écrit des nouvelles et de la poésie. Ce sont ses nouvelles qui ont inspiré Laureline Mattiussi pour réaliser cet album singulier, tout en noirs et blancs. La dessinatrice a en effet choisi d’abandonner les couleurs de ses premiers albums pour donner toute leur place aux traits et aux aplats, sans atténuer la brutalité des contrastes dans un monde qui oscille entre réalisme brut et rêves fous. Au centre, un personnage perdu entre le réel de la vie et celui de ses visions et désirs. Son nom suggère des choses : Poe. Comme Edgard Alan et son corbeau.
De bars glauques en combines lamentables, il dérive tranquillement, en parfait loser. S’il rêve de femmes pas toujours accessibles, il peut aussi taper une discute avec un chien installé au même bar que lui. Ou alors essayer de rencontrer le ciel en compagnie de son ange, un barbu avec Snoopy sur son tee-shirt. Paumé royal, Poe a aussi ses pudeurs et il y a des choses qu’il ne peut accepter, comme se déguiser en Titi (l’oiseau que poursuit inlassablement le gros minet Sylvestre dans les dessins animés). En Bugs Bunny, oui, pas de problème. Mais en Titi, pas question. D’abord, il est bien trop flippant Titi !
Même si on se laisse un peu beaucoup aller, il faut parfois faire des choix et dire oui ou dire non. Des allumettes en vrac dans une poche, on en tire un petit paquet au hasard… nombre pair c’est oui, nombre impair c’est non. C’est comme ça qu’avance la vie, on s’y met un peu, mais pas trop. La vie de Poe est un peu comme sa voiture : elle ne démarre jamais toute seule, il faut à chaque fois la pousser un peu. Sauf quand une ange échappée du ciel vient vous chercher au fond d’un bar. Là, allez savoir pourquoi, la voiture démarre toute seule. Oui, une ange. Pas un ange. Une ange qui ne fait pas mystère de son sexe et qui a bien besoin de s’amuser un peu, parce qu’au ciel, avec le vieux, le temps est bien long.
Cela dit, il est bien long ici aussi. Alors où est la différence ? Avec Poe on finit par ne plus trop savoir. Les limites entre la vie et la mort, la farce et la tragédie sont bien troubles. De toute façon, on ne peut vivre l’une sans vivre l’autre. C’est comme le noir et blanc du dessin : le gris n’existe pas, il n’y a que des contraires qui se mêlent, qui s’embrouillent, s’imbriquent et s’intriquent. Dans ce monde, les mots n’ont pas vraiment place et ils se font rares. A leur place il y a le rythme des images, l’espace des planches et du silence qui racontent malgré tout. Le dessin qui peut osciller de la tendresse noire à la violence blanche, à moins que ce ne soit le contraire, flirte parfois avec le monstrueux et le morbide, parfois avec le rire et la lumière. Ni Poe ni nous ne savons vraiment ce que sont les choses ni où nous en sommes de nos vies et de nos visions. Cela peut nous déranger, fortement, mais on peut quand même en rire, aussi fortement même si c’est en jaune… ou plutôt en noir et blanc.
Marc Ossorguine
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