Je remballe ma bibliothèque, Alberto Manguel (par Carole Darricarrère)
Je remballe ma bibliothèque, octobre 2018, 160 pages, 18 €
Ecrivain(s): Alberto Manguel Edition: Actes Sud
« Dans le courant de l’année 1931, Walter Benjamin écrivit un bref essai, aujourd’hui célèbre, sur la relation des lecteurs à leurs livres. Il l’intitula Je déballe ma bibliothèque, une pratique de la collection (…) ».
Remballant à sa suite ses livres par la pensée (« Remballer, au contraire, c’est s’exercer à l’oubli »), comme l’on rebattrait les cartes sur cette « majorité silencieuse »*, « ces présences parmi lesquelles nous demeurons », tant « la réalité des livres contamine tous les aspects de notre vie », voici l’ouvrage élégant d’un collectionneur casanier, érudit rompu au voyage qui du haut de ses 70 ans confesse ses pensées et nous ouvre les portes de son intimité, c’est-à-dire de sa bibliothèque, façon de partager, virtuellement, les ouvrages précieux qu’il aura souvent soustraits à la passation des mains, trésors de l’ombre fugitivement exposés ici dans une galerie de papier, offerts aux regards par vitrines d’écriture interposées, à la faveur d’un déménagement, soit d’une petite mort (« La perte fait naître l’espoir comme le souvenir »).
« (…) la présence physique des volumes a été pour moi très proche de celles de créatures vivantes partageant ma table et mon toit ».
La terre continue de trembler jusque dans l’élégie. Chaque secousse fournit l’occasion d’une digression, suivie d’une remémoration, sorte de déclaration d’amour à la littérature et à un grand nombre d’auteurs, leurs livres.
« (…) si toute bibliothèque est autobiographique, son remballage semble avoir quelque chose d’un auto-éloge funèbre ».
Il suffit de se laisser porter, par contagion de nostalgie, de citation en citation, revisiter le flux de pensée et de langue des uns et des autres, de s’en pénétrer, de suivre l’auteur dans les méandres de sa bibliothèque jusqu’à ressentir l’envie furieuse d’aller vérifier ses propres rayons et les alliances spontanées qui s’y nouent, de caresser les tranches, de relire tel auteur, telle œuvre, d’en éprouver la bonne compagnie, de se souvenir des circonstances de l’acquisition de tel ou tel ouvrage – nos premiers émois de lecteur –, d’entamer de nouvelles saisons de lecture comme autant de voyages en chambre, vue sur le passé et si possible, sur un jardin, un chat sur les genoux ou un chien à ses pieds, feu de cheminée thé fumant, un glaçon dans l’eau de feu de quelque puissant breuvage.
« Il y a un siècle, Thomas Carlyle décrivait l’écrivain en ces termes : C’est lui, avec ses droits d’auteur et ses torts d’auteur, dans sa mansarde sordide et sa redingote décolorée, c’est lui qui règne (car c’est ce qu’il fait), de sa tombe, après sa mort, sur des nations et des générations entières qui lui auraient, ou ne lui auraient pas, donné un bout de pain de son vivant ».
Un festin pour l’esprit à laisser fondre comme un sorbet vintage entre deux plats de consistance, pour mieux s’interroger sur ses propres expériences de lecteur et considérer toute bibliothèque comme « un instrument essentiel de lutte contre la solitude » et la pauvreté : « (…) vaste troupeau de pages contenant les clefs de mon passé et des instructions pour mon présent, et aussi des charmes utiles à mes rites quotidiens ».
Carole Darricarrère
* expression empruntée à Homère
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