Je ne suis pas islamophobe, je suis libre, par Kamel Daoud
Trêve. Le sujet est aujourd’hui une explication et un remerciement. D’abord il me faut expliquer pourquoi je choisis de me reposer. Et ma raison première est ma fatigue. Ecrire c’est s’exposer, comme a dit un collègue, mais c’est aussi s’user. Il y a en Algérie une passion qui use, tue parfois, fatigue ou pousse à l’exil immobile (rester chez soi, dans sa peau), ou à l’exil qui rame (partir ailleurs).
Nous sommes passionnés par le vide en nous, mais aussi par notre sort. Cela nous mène à des violences qui ont parfois l’apparence d’une folle affection ou d’une exécution sommaire par un peloton de désœuvrés. Ou à des procès permanents de « traîtrise » du bout des lèvres. Les verdicts des Algériens sur eux-mêmes ont la force des radicalités. Et, durant des années de métier, j’ai subi cette passion. J’ai fini par incarner, sans le vouloir, les contradictions de l’esprit algérien, ses affects, passions et aveuglements. Palestine, religion, femme, sexe, liberté, France, etc.
J’ai parlé, parce que libre, de ces sujets parce qu’ils m’interrogeaient et pesaient sur ma vie. Cela a provoqué des enthousiasmes et des détestations. Je l’ai accepté jusqu’au point de rupture ou l’on vous traite de harki et de vendu ou de sioniste.
Puis j’ai vécu le succès jusqu’au point où les récompenses dans le monde me faisaient peur chez moi à cause de notre méfiance et de nos haines trimbalées comme des chiens domestiques. J’ai écrit jusqu’au point où je me sentais tourner en rond ou être encerclé. Et j’ai donc décidé, depuis quelques mois, d’aller me reposer pour essayer de comprendre et retrouver des lectures et des oisivetés.
Il se trouve que cette décision, prévue pour fin mars, a été précipitée par « l’affaire Cologne ». J’ai alors écrit que je quittais le journalisme sous peu. Et ce fut encore un malentendu : certains ont cru à une débandade, d’autres ont jubilé sur ma « faiblesse » devant la critique venue du Paris absolu et cela m’a fait sourire : si pendant des années j’ai soutenu ma liberté face à tous, ce n’est pas devant 19 universitaires que j’allais céder ! Le malentendu était amusant ou révélateur mais aussi tragique : il est dénonciateur de nos délires.
Le droit du plaidoyer libre et insolent
Dans l’affaire « Cologne », j’ai fini par comprendre que je n’étais que le déclencheur de quelque chose qui couvait et qui attendait. Le délire était si rapide et si disproportionné qu’il est devenu plus intéressant que mes propos. J’ai donc décidé d’arrêter et de ne pas répondre car c’était inutile pour la lucidité. Amusant donc, mais clinique, surtout. Ce que j’ai écrit sur nos liens malades avec le désir, le corps et la femme, je le maintiens et le défends cependant.
Ce que je pense de nos monstruosités « culturelles » est ce que je vis, par le cœur et le corps, depuis toujours. Je suis algérien, je vis en Algérie, et je n’accepte pas que l’on pense à ma place, en mon nom. Ni au nom d’un Dieu, ni au nom d’une capitale, ni au nom d’un Ancêtre. Et c’est pourquoi les immenses soutiens et messages de solidarité que cela a provoqué m’ont ému, ils témoignaient d’un désir de partage, de compréhension.
L’enjeu était plus grand que ma petite personne : pouvoir dire librement, sans tomber dans la compromission au nom d’une culture, d’une race ou d’une connivence ; pour me soutenir, certains ont mis de côté leurs convictions car il s’agissait de liberté. Et certains ont témoigné de leur honnêteté en refusant les inquisitions et les récupérations. Et certains ont saisi qu’il s’agissait d’un droit chez moi, chez les miens, que de m’élever contre ce qui nous abaisse au nom d’une croyance. Le postcolonial ne doit pas être cécité et la « différence » ne doit pas excuser la barbarie. Je ne suis pas islamophobe, je suis libre.
Il se trouve aussi qu’avec le temps on s’use : on finit par comprendre que derrière la hargne de certains se cache quelque chose de presque irréparable. La maladie de notre âme. Une incapacité secrète à accepter le monde, à le conquérir, à admirer les réussites de ses propres enfants. Le doute lié à l’enfantement. Le soupçon face au succès. Les procès d’intention et de croyances. Nous, les Algériens, nous souffrons de l’étrange maladie de l’enfermement et quand l’un des nôtres saute le mur de la camisole, et nous revient avec d’autres mondes sous l’aisselle, on le lapide ou on l’isole ou on le soupçonne. L’indépendance précède encore la guérison dans notre histoire.
La bonne foi est meilleure que la foi
Déçu, donc ? Non. Ce pays est le mien. J’y vis et je n’y baisse pas les yeux et je n’y tue personne et je le partage avec ceux qui ne veulent pas le diviser et je le défends contre ceux qui veulent le voiler, le manger, le cacher. Je ne suis pas patriote par la proclamation, mais parce que les gens que j’aime y sont, les arbres favoris et toute ma mémoire y est une terre. J’y reste.
Dieu ? C’est comme ma naissance et ma mort : cela ne concerne personne. L’islam ? Il n’est propriété de personne et j’y réclame le droit du plaidoyer libre et insolent. Et ainsi de suite. Je n’ai jamais menti et j’ai toujours écrit ce que je pensais. La bonne foi est meilleure que la foi ; je le répète. Et donc, je ne change pas de musique, comme je l’ai dit à un journaliste, mais seulement d’instrument.
Je suis devenu journaliste parce que j’avais besoin d’un salaire et de rester dans les parages de l’écrit. Cela devint une passion puis une façon de vivre. La chronique est pour moi un tir à l’arc. Le parcours du 100 mètres qui tend le corps vers le feu. J’aime cet exercice qui met la vie matinale sous tension. Encore ? Je ne suis pas sioniste, athée, soumis, français, suédois ou arabe. Je suis libre de cette liberté qu’ont rêvée mes ancêtres qui sont morts pour me la donner par-dessus la tombe.
J’ai mes grands défauts. Mes convictions et mes livres. J’aime tenir tête au ciel et aux ossements qui jacassent. J’ai grandi dans un village qui est devenu un cerf-volant dans ma tête. J’ai essayé d’apprendre vite et j’ai aimé les écrits. J’ai travaillé dans les journaux avec la tension d’une question de vie ou de mort. J’ai partagé et trahi. J’ai distingué, dans le chaos de ma génération, des voies et des possibilités que j’ai saisies. Je ne suis ni meilleur, ni pire mais seulement constant. J’ai critiqué ce régime par déception quant à ses ambitions d’Etat et son manque de grandeur et ses hommes cupides et sans classe ni chemises propres. Et là j’ai envie de me reposer du journalisme pour rêver de littérature.
Et il me faut donc, aujourd’hui, remercier. Ceux-là qui ont toujours lu en partageant mon plaisir d’écrire. Qui ont puisé dans mes accidents de verbes ce qu’il leur fallait comme raisons ou convictions. Car ce pays est passionné et ses enfants nombreux. Certains veulent l’hériter avant sa mort, d’autres le volent, d’autres le subissent et d’autres le respectent avec la vénération silencieuse qu’ils doivent à une parenté. Et parmi ceux-là, beaucoup m’ont compris, pardonné ou suivi et défendu comme s’il s’agissait de leur vie à eux.
J’aime mener moi aussi la guerre de ma libération. Et fêter, parfois, mes indépendances.
Kamel Daoud
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