Je me transporte partout, Jean-Claude Pirotte (par Didier Ayres)
Je me transporte partout, Jean-Claude Pirotte, Le Cherche Midi, octobre 2020, 750 pages, 29 €
Les maints carnets de la mort
Que de choses à dire sur cette anthologie complexe et profuse de Jean-Claude Pirotte, tout autant à cause du nombre de poèmes du recueil, que par l’expérience de lecture qui en découle. Quelques lignes simples, et je crois insuffisantes, pourraient au mieux faire partager ce qui a été ma pérégrination dans ce gros ouvrage, et les temps différents qu’il traverse (poèmes produits entre avril 2012 et février 2014). Je ne pouvais guère que tailler dans l’aubier, si l’on m’autorise cette métaphore arboricole. Mais il me fallait atteindre au principe essentiel de mon sentiment, sans pouvoir accéder à une exhaustivité du livre ni du parcours de Pirotte durant les derniers mois de sa vie, ou encore qui m’accompagnait en ces longues journées à lire et prendre des notes au porte-mines parmi cette belle collection de textes. J’ai d’ailleurs interrompu ce travail au milieu des 5000 poèmes inédits qui me demandaient une vraie force d’attention, pour écrire une autre chronique, sorte de point d’orgue de ce voyage vers la poésie et la mort. Reprenant le cours de cette étude, bien vite je suis revenu à mon idée centrale : ces poèmes inédits sont une cathédrale, une espèce de « capitale de la douleur » dont le point focal reste la souffrance due au cancer, et dont l’esprit capital se résumerait brièvement par beaucoup de quatrains, de sonnets, de strophes rimées, parfois irrégulièrement, ou encore par un rythme d’octosyllabes.
Peut-on comparer la vie de Jean-Claude Pirotte à celle de François Villon ? C’est possible. Nonobstant, je me suis heurté à trois difficultés, lesquelles m’ont permis de construire trois chemins jusqu’à la fin du recueil. La première résidait dans cette impossibilité de balayer rigoureusement la totalité des textes, ou sinon à pouvoir porter la même attention à tous. De là, je me trouvais dès lors incapable de pouvoir tenir le compte exact des thèmes, des images, de la richesse ou de la pauvreté des rimes, etc., enfin, sans pouvoir me tenir matériellement à cette espèce de chevet où Pirotte, l’un dans l’autre, confine le liseur, lequel participe comme il peut à cette déploration, à décrire avec le poète un deuil qui se prépare, avance inéluctablement.
Cependant, ces trois oppositions techniques m’ont rempli d’autres forces. Celles de suivre ce que la mort apporte à la création, occupant cet espace littéraire tel que le décrit Blanchot au sujet de Rilke ou de Kafka. Parcourir ces 750 pages me permettait aussi de fabriquer mon propre voyage dans l’œuvre. J’ai trouvé bon de me comporter comme je le fais chaque été, chaque jour, quand je vais me baigner dans un ruisseau pierreux, quand pour accéder à la rive il faut bondir de pierre en pierre. Cet exercice quotidien est toujours inventif, et je ne fais jamais deux fois le même parcours dans ces bonds de rocher en rocher. J’ai donc inventé des trajectoires là aussi comme en traversant ce ru, et je fus d’un poème à l’autre dans une écoute silencieuse rendue possible par la lecture à voix basse, essayant de joindre les strophes d’un texte à l’autre, comptant sur ma vigilance intérieure pour alimenter ces notes au porte-mine qui sont mes traces herméneutiques courant dans les marges du livre. Je me suis enfin enfoncé lentement dans ce massif textuel, comme on le ferait pour produire une ivresse, non pas brutale où je n’aurais pu que me sentir terrassé, mais en cherchant le témoignage du travail de l’écrivain au milieu de ses souffrances, ses accents parfois d’humour, la légèreté d’une ivresse douce qui palliait à l’angoisse inévitable qui aurait pu gagner mon interprétation de cette musique continue, répétée, parfois heurtée ; une sorte de facilité soûle qui aurait pu durer toujours, livre continu, livre infini, livre énorme, livre ouvert pour longtemps à cette mélancolie qui suit sans doute toute vie dernière.
Et puisque j’évoque la musique, il est possible de rapprocher cette performance littéraire à celle de Satie écrivant ses Vexations. Il faut encore décrire l’objet à proprement parler, la mise en forme graphique des pages, manière de présenter les poèmes en saturant sur trois colonnes (hormis parfois des pages avec deux colonnes), saturation provoquant une évolution du regard, qui doit glisser de haut en bas par trois fois, et donc articuler sa compréhension selon cette pratique – comparable en un sens à la restitution des idéogrammes japonais. Le tout continûment, durant des heures. Et cela conduit évidemment à la disparition, à la mort, à ne pas cesser jusqu’à l’incessant, et à cesser sans cesse.
les poèmes vont et viennent
comme les esprits frappeurs
comme les valses de Vienne
comme des enfants les peurs
comme les trams dans Bruxelles
comme le vin dans les verres
comme des oiseaux les ailes
comme l’endroit et l’envers
comme le sang dans les veines
comme du labeur la peine
comme du joueur la veine
et ce qui se voit à peine
Les yeux s’arrêtent ici comme ils le feraient durant un voyage en chemin de fer. Durant ces voyages en train où le paysage défile, sans que l’on puisse le retenir, tant la vitesse le rend fugitif alors qu’il ne l’est nullement. Et ce voyage est long, s’apparentant davantage à une liaison long courrier, mais quand même haletant, car on voit la mort surgir de plus en plus précisément, à tel point que le dernier carnet reste inachevé, en suspens pour toujours. Est-ce une façon pour le poète de jouer avec la mort, comme le fait le protagoniste du 7ème sceau de Bergman ? On peut le penser. Et comme il s’agit sans doute d’une écriture sans ratures, sans repentirs, je fus ainsi moi aussi obligé d’aller promptement. J’ai évité la gravité, l’appesantissement, le pathétique, comme si je pouvais musarder pareillement avec la Camarde, repousser ses avances, la traiter comme une personne inconnue.
j’écris ces poèmes si vite
que je retiens à peine l’un
quand je griffonne le suivant
pourtant vraiment rien ne m’invite
à me presser je suis le vent […]
Cette lutte prend pour forme un certain néo-classicisme, à la manière tardive de Stravinski. Mais je voudrais surtout faire ressentir avec cette chronique l’aspect monumental de cette tentative littéraire. On se trouve vraiment devant la construction d’une cathédrale, je l’ai dit, d’un aqueduc romain, d’un tombeau oriental ou des bâtiments conçus en Belgique sous le nom d’architecture monumentale classicisante. Et cela n’interdisant ni le recours à la chanson (sous l’influence de Desnos par exemple), ou à des phrases en arabesques, décors des « façades » du texte. Oui, cette poésie est variée, étonnamment du reste. Car on ne ressent pas de fatigue ou d’ennui, même si les thèmes sont les mêmes. Parfois c’est une prière, ou une divagation presque cocasse, une errance situationniste, des hommages à divers poètes, 5000 poèmes « en forme de poire » à la Satie, quelque chose qui aurait pu je crois, ne faire qu’un texte, une épopée immobile (à Namur notamment) écrite sur des milliers de vers. Pour toucher à la rédemption, au pardon. Car il y a du religieux, présent souvent pour inscrire ce voyage vers l’île aux morts dans une continuité des mondes promis, du Paradis, peut-être, du Purgatoire, qui sait ? Le lit de souffrance restant le même, invitant le poème.
pour se donner de l’énergie
il faut écrire chaque jour
quelques poèmes à l’Amie
ils ne dureront pas toujours
ils auront pris de la bouteille
lorsqu’on les lira dans cent ans
ils ne sont pas nés de la veille
on les jettera dans l’étang
et les pages se gonfleront
des grosses eaux de l’Achéron
mais Charon les recueillera
pour qu’elles sèchent aux Enfers
et qu’elles échappent aux rats
qui ne sauraient pas quoi en faire
Est-ce une œuvre d’alchimiste ? Peut-être. Grand œuvre ? Sans doute. Soulignons pour finir le trait le plus frappant pour moi – qui poursuis aussi un travail de poète, et qui connais la difficulté de rester longtemps sur le même motif. Pirotte réalise ici une tentative gigantesque, pas seulement pour avoir accumulé 5000 poèmes de différentes factures, mais pour avoir poursuivi des dizaines de carnets au jour le jour, durant près de 24 mois sans discontinuer, avec son cancer, et cette douleur qui fait surface partout. Oui, c’est un exercice tout à fait singulier, original, proprement titanesque de relation à la mort et à la littérature. Jean-Claude Pirotte s’est livré visiblement à une opération de fusion du temps, où mourir et écrire font fusion de la vie triomphante avec son contraire, vie et fin de vie mêlées, à la fois épopée, chanson de geste et poème homérique.
Concluons trop vite avec deux extraits de poèmes (dont l’arbitraire est surtout issu de cette impossibilité de tout restituer, de tout englober) :
de mourir le temps est venu
je me réveille triste et nu
or la mort n’est pas advenue
c’est pour demain après-demain
pourtant elle me tend la main
[…]
un lit de douleur est un lit
d’épousailles avec le malheur
un lit d’orties un lit de fleurs
un lit de piqûres de roses
et pour trouver la rime à lit
il y en a tant que je lis
à l’envers un tas de poèmes
la tête et la queue sont les mêmes
[…]
Didier Ayres
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