Je dansais, Carole Zalberg
Je dansais, février 2017, 162 pages, 16 €
Ecrivain(s): Carole Zalberg Edition: Grasset
Au XVIème siècle, dans le volume III, chapitre 5 de ses Essais, Montaigne écrivait déjà : « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles ». Aujourd’hui, cinq siècles plus tard, ce sont les femmes éduquées qui prennent la plume pour rompre le silence qui entoure la condition des femmes et la recherche d’une réelle émancipation.
Dans son dernier roman, Je dansais, empli de bruit et de fureur où le morbide et la noirceur dominent, Carole Zalberg tente, à travers un récit singulier, de décrypter les ressorts de la violence infligée à des jeunes filles sans défense dans notre pays prétendument « civilisé ». Mais son exploration ne se limite pas à un cas particulier. Elle étend et généralise sa dénonciation à toute la condition féminine en général.
Au départ, l’intrigue s’appuie sur la réalité, mais l’auteur va bien au-delà. À partir d’un fait divers qui pourrait se tailler une part belle sur certaines chaînes de télévision ou dans certains journaux à sensations, Carole Zalberg, par la grâce de l’écriture, confère à son récit une ampleur exemplaire.
C’est par le monologue intérieur de chacun des protagonistes que, peu à peu, nous allons pénétrer la conscience des personnages impliqués dans l’évènement. Nous allons approcher, au plus près, leur univers mental. Celui d’un kidnappeur et celui de sa victime mais aussi de tous ceux qui sont pris dans les filets de ce désastre : les parents, le petit copain d’école. Dans un lieu clos, par d’incessants va-et-vient entre présent et retour en arrière, nous suivons le périple de deux personnages blessés dans leur chair ou frappés dans leur lignée par des traumatismes qui sont cachés mais qui dans ces circonstances d’exception remontent à la surface. Étrange sensation que de s’immerger dans la conscience d’un autre, de vivre les évènements de l’intérieur, en suivant toutes les tribulations psychiques des deux principaux personnages mais aussi de toute une série de silhouettes qui sont précipitées, malgré eux, dans ce cataclysme.
Mais revenons au récit princeps. Un « je » et un « il » dont nous ne connaîtrons l’identité que plus tard, vont, dans un huis-clos, déployer devant nous une histoire où le hasard joue sa partition. Ce que nous allons découvrir, au fil des pages, c’est que dans le hasard il y a peut-être une part de logique. Comment un seul regard peut-il bouleverser le cours d’une vie ? Qu’est-ce qui agit souterrainement sous cet échange muet ? N’est-ce pas la conséquence de l’histoire de toute une ascendance ?
L’une était une enfant en apparence joyeuse. Elle est, au début du récit, une préadolescente qui va vivre durant trois interminables années l’horreur de l’enfermement, coupée du monde, livrée aux mains d’un homme. L’autre est cet homme, celui qui l’a séquestrée et qui fait d’elle son objet, celui sur lequel il va assouvir tous ses fantasmes et toutes ses pulsions.
L’un, un homme à la dérive, que rien ne pourra arrêter dans sa course libidinale, devient un voyeur, puis un prédateur qui traque sa proie, part en chasse, et ne sera contenté que lorsqu’il aura exaucé son vœu. Tout en usant et abusant de son pouvoir, il reste rongé par le remords et la culpabilité sans jamais se sentir comblé car sa demande est un puits sans fond. Sa demande d’amour et de reconnaissance font alterner en lui la haine et la fascination.
L’autre, la jeune fille, verra son enfance défaite à jamais, égarée dans un tunnel de détresse absolue. Son angoisse face à ce qu’elle vit comme une déflagration, elle va la transformer en colère et en révolte. De tout son être, elle va tenter de résister avec des armes dérisoires.
La cave sans fenêtre où les deux personnages principaux sont cloîtrés, n’est-elle pas le prétexte à un retour à l’avant ? « Rien n’est prévisible dans un enfermement ».
Sous ses airs candides, joyeux et angéliques, Marie, l’héroïne de cette tragédie, cache une douleur intime qui remonte à très loin. Quelle blessure intérieure cache Édouard sous la posture du mâle conquérant ? Est-elle symbolisée par son aspect extérieur qui exhibe sa fragilité ? L’une affiche sa torture, néantisée par l’obscurité barbare, l’autre la voile sous un masque de résignation.
A la fin, les parents de la jeune fille retrouvent une adolescente spectrale au cœur gelé. Elle a connu la nuit, le retour à la lumière est douloureux. Il n’effacera rien. Pourra-t-elle guérir après avoir été détruite ? Marie, dans sa singularité, n’est-elle pas en fait une « Figure » de la violence imposée sous toutes ses formes à tant de groupes sociaux ? Il y a les jeunes filles raptées, les filles livrées aux soldats, aux seigneurs, aux proxénètes, aux contrebandiers, les filles excisées, « les filles consommées jusqu’à l’os », « les filles torturées puis abandonnées dans la poussière comme déchets ». « Quelle faute nous fait-on payer depuis la nuit des temps ? »
Pour comprendre le dessein de Carole Zalberg, il nous paraît indispensable de se pencher sur ses stratégies d’écriture. Son récit se déroule sur trois temps, les trois temps de la valse : le présent immédiat, le temps de l’héritage singulier, le temps de l’Histoire associé à l’espace cultuel et culturel. Par le biais du monologue intérieur, elle creuse la vie intime de ses personnages bien au-delà de leurs actes. On suit le flux incessant de leurs pensées, « l’énigme du moi » comme la nomme Kundera dans L’art du roman. Elle décuple la tension en constellant le récit de phrases mordantes d’une extrême violence. Son roman est une hybridation. En effet, dans le récit-cadre sont emboîtés de brefs récits enchâssés où se croisent une multiplication de voix muettes. La variation des subjectivités qui, au début du roman sont éparpillées au fil des pages, s’accélèrent et s’amplifient à la fin jusqu’à donner une sensation de vertige, d’étouffement et d’angoisse. L’auteur nous présente toute une galerie de photographies de groupes de femmes qui nous révèlent la fragilité des êtres dont, très jeunes, le corps et la parole sont brisés. Cette exposition est mise en évidence par la modulation des pronoms personnels. Le « je » se transforme en « nous » mais un nous rapporté, anonyme et muet. Parfois, il devient un « on » ou un « il » totalement impersonnels lorsque le narrateur reprend la main.
Comment un auteur s’empare-t-il d’un matériau réel pour soulever des questions éthiques afin d’explorer le monde, de tenter d’en pénétrer les ressorts ?
Dans ce roman, Je dansais, Carole Zalberg nous dévoile un monde en crise. Elle interroge la place de la femme dans notre univers contemporain encore dominé dans beaucoup de pays par un patriarcat souverain. En s’attaquant à l’examen approfondi d’un problème spécifique, celui de la condition des femmes, elle cherche à toucher les consciences. Par ses mots, elle pose à ses lecteurs toute une série de questions éthiques : celle du désir et de la violence, de l’érotisme et de la pornographie, de la sexualité exaltée ou empêchée. Pour cela, elle nous emporte loin de l’intrigue principale, dans les arrière-pays de nos civilisations.
Le visage difforme du protagoniste principal ne serait-il pas le symbole de la laideur, de la fureur, de la cruauté, qui se montrent trop souvent lorsque le rejet manifeste, le mépris dont certains sont l’objet, les exclut de la communauté des humains ? Reste-t-il un fond d’humanité chez un tortionnaire ? Ou avons-nous à faire à la « banalité du mal » telle que la dénonce Anna Arendt ? Les prédateurs ne nous montrent-ils pas un manque à être ? Dans notre monde contemporain qui exalte le paraître et le consumérisme, n’y aurait-il plus aucune place pour le refoulement ? La violence doit-elle devenir la condition même de l’existence ? Devons-nous absolument nous soumettre à la bête sauvage qui sommeille en chacun de nous ? Lacérés par la maladie morbide de nos sociétés marchandes, l’humain ne serait-il plus qu’un objet à saisir et à consommer dans l’instant au gré de ses pulsions ? Pourrons-nous échapper aux cataclysmes dont nous sommes les héritiers ?
En fermant le livre Je dansais, le lecteur est saisi par la virulence de la dénonciation de l’attitude d’hommes qui s’autorisent à utiliser la femme comme un simple accessoire d’assouvissement de leurs pulsions, ou de leur besoin d’asservir par simple passion pour le profit. Faut-il écrire l’horreur pour mieux la dénoncer ? La vision très sombre et très noire du monde que nous dévoile ce roman, nous contraindrait-elle à nous résigner à la défaite de l’humain ? Rien n’est moins sûr car en filigrane, l’auteur nous ouvre des pistes fragiles vers une liberté possible. Marie l’énonce clairement : « Comment ne voit-il pas qu’il m’arme, me fournit matière à nourrir ce qui en moi jamais ne capitulera ? Les livres me sont un ailleurs toujours plus étendu et plus riche où il n’existe pas, où je peux respirer, m’inventer en dépit de lui ». La lecture nous est présentée comme une échappée, une sauvegarde face à l’ensauvagement. Mais plus largement encore la culture et l’éducation peuvent devenir des leviers essentiels pour lutter contre toutes les aliénations. Elles aménagent un espace qui ouvre à la faculté de refuser la fatalité du monde tel qu’il est, de puiser la force d’en inventer un autre et de le transformer, de passer du statut de victime à celui d’insoumis.
Des femmes qui auraient accès à l’école et à l’ouverture d’esprit qu’elle permet ne seraient-elles pas plus susceptibles de se défendre contre tous les types d’oppression ? Un peuple éduqué, qui ne s’enfermerait plus dans des dogmes imposés mais trouverait dans la culture des échappées vives, ne serait-il pas plus apte à accepter la liberté de l’autre ?
Indirectement, grâce à sa volonté de dénoncer, en écrivant la vie vivante et cruelle, Carole Zalberg nous tend un levier pour inviter chacun à une réflexion sur une possible émancipation.
Pierrette Epsztein
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