Jardins de poussière, Ken Liu (par Didier Smal)
Jardins de poussière, Ken Liu, Folio, septembre 2022, trad. anglais (USA) Pierre-Paul Durastanti, 624 pages, 9,90 €
Edition: Folio (Gallimard)Ken Liu est sino-américain : émigré avec sa famille à l’âge de onze ans, fils d’une mère chimiste et d’un père ingénieur, et lui-même devenu ingénieur logiciel pour Microsoft tout en ayant étudié la littérature anglaise, puis le droit. Tout est dit. Ou presque. Disons que si ces données biographiques étaient les termes d’une équation, ils ne pourraient que démontrer l’excellence de Jardins de poussière, le second recueil de nouvelles de Ken Liu publié en français – outre une poignée de romans et une quadrilogie de fantasy toujours en cours de traduction.
En effet, cet auteur emmène le lecteur vers une forme d’étrangeté liée tant aux univers proposés – qui sont souvent « post-humains », ou du moins postérieurs à l’humanité telle que nous la connaissons – qu’à une « touche chinoise » troublante pour le lecteur occidental mais pourtant bienvenue, puisqu’elle semble insuffler une forme de poésie à certaines des vingt-cinq nouvelles ici recueillies. Cette poésie est peut-être ce qui permet à ces nouvelles d’échapper à l’étiquette « hard science » : Ken Liu a un esprit scientifique et refuse de laisser le lecteur dans le flou de notions vagues (on peut même enfin comprendre le pourquoi et le comment des cryptomonnaies au fil de Empathie byzantine, qui évoque aussi avec une relative férocité le « marché » des ONG) – tout semble plausible dans ces récits.
Tout ? Pas vraiment, puisque Liu sort volontiers du domaine de la science-fiction, et de ses nombreux sous-genres, pour emmener le lecteur vers un mélange émouvant entre la fantasy et le steam-punk avec la magnifique nouvelle Bonne chasse, qui contient une phrase peut-être significative de l’ensemble du recueil : « on savait tous les deux que le monde fonctionnait d’une autre façon qu’on nous l’avait appris » – ou plutôt : la vie l’avait appris à ces deux personnages nés dans une Chine magique et subissant sa transition vers la magie technologique tout en l’accompagnant, l’acceptant – pour revenir à la magie ancienne. Beau et troublant.
Quoi qu’il en soit, que Liu écrive de la fantasy ou une uchronie saisissante (Une brève histoire du Tunnel transpacifique), son intérêt se porte avant tout vers ce qui constitue notre humanité, qu’elle soit biologiquement modifiée pour vivre dans des conditions extrêmes (Jours fantômes), qu’elle subsiste après l’inondation quasi-totale de la Terre et l’émigration vers d’autres cieux des plus chanceux (Messages du Berceau), qu’elle se joue des lois de la génétique pour proposer des plaisirs déviants, peu importe leur nature (Animaux exotiques) ou qu’elle se réfugie dans une existence numérique (Rester, sublime nouvelle sur le sens qu’il y a à refuser ou accepter la Singularité, cette transition d’une vie matérielle éphémère à une éternité numérisée). En ce sens, même le lecteur peu féru de science ou de visions futuristes peut trouver son compte à la lecture de ces nouvelles.
Mais il y a de toute façon un argument majeur en faveur de Jardins de poussière : la nouvelle éponyme, qui ouvre le recueil, et offre, dans un contexte d’exploration intersidérale, l’une des plus belles réflexions qui soit sur l’art, qui serait la voie moyenne entre « l’excès d’imprévisibilité et de régularité », et permet ici littéralement la survie, la pérennité – tout en étant destiné à disparaître. On n’en dit pas plus, mais l’envie est grande de partager cette nouvelle, de juste la lire et laisser infuser son sens – qui est aussi à mettre en lien avec notre humanité.
Didier Smal
Ken Liu (1978) est un auteur sino-américain de science-fiction. Son œuvre a été primée par six fois de façon majeure.
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