Identification

Japonismes, Collectif sous la direction d’Olivier Gabert

Ecrit par Marc Michiels (Le Mot et la Chose) le 23.01.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Côté Arts

Japonismes, Collectif sous la direction d’Olivier Gabert

Japonismes, Collectif sous la direction d’Olivier Gabert, Flammarion, Décembre 2014, 240 pages, 55 €

« Le japonisme est en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux »,

Edmond et Jules de Goncourt. Journal. Mémoires de la vie littéraire, tome II (1866-1886), Paris, Robert Laffont, 1989

 

C’est au cœur de trois collections muséales françaises (le musée d’Orsay, le musée Guimet et le musée des Arts décoratifs) que l’ouvrage Japonismes et les éditions Flammarion ont puisé aux sources des différents courants d’art du Japon. Ainsi, le livre se déroule selon un fil chronologique. Non pas pour établir des classements thématiques, mais pour mettre en évidence le long continuum des expressions diverses, par des instants fragmentés, donnant une « photographie » d’ensemble de ce qu’a été l’assimilation par les différentes pratiques artistiques occidentales, pour en révéler les intentions majeures d’aspiration à la beauté, à la nouveauté, à la liberté : un éventail de tous les sens du japonisme qui se déploie sous nos yeux, comme un paravent de nos fantasmes, une soierie de nos désirs, flottant sur les corps de nos contradictions !

Un S à Japonisme ?

Olivier Gabert, directeur des musées des Arts décoratifs, s’explique sur ce choix essentiel, phénomène « d’influences » qui toucha l’art Occidental par sa richesse et son originalité à partir de la seconde moitié du 19ème siècle :

« Le Japonisme est moins un mouvement artistique qu’un phénomène esthétique qui bouleverse la création artistique en profondeur, pendant plusieurs décennies… Comme l’éclectisme, le japonisme est un humanisme, une manière inédite de regarder le monde environnant, de remettre en question les fondements de l’esthétique occidentale, le rapport de l’artiste à sa pratique plastique et technique, le rapport de l’homme à la nature, inventant ainsi un nouveau regard sur le monde… Comme il n’y a pas qu’un seul éclectisme, puisque chaque artiste a sa propre culture et en fait sa propre synthèse, il n’y a pas un seul japonisme, mais un Japonismes au pluriel ! »


Le Japonisme s’introduit par les estampes, les livres, les porcelaines, les émaux, les laques, les tissus, les objets d’art de toutes sortes en Europe, par stades successifs, par le commerce, les voyageurs, les diplomates, les collectionneurs, les expositions universelles, chez les écrivains, les critiques, joaillers, designers, architectes, créateurs de mode, les peintres d’avant-garde. Une rencontre plastique, picturale, qui sera pour ces derniers une révélation de leur propre nature, une beauté primitive de la lumière, par l’impermanence du regard, une confirmation à l’impressionnisme de leur intuition et qui fait fortement écho aux maîtres de l’Ukiyo-e.

L’ouvrage fait une place aux figures moins connues pour le public, aux passeurs du « premier japonisme» tel que Philippe Burty (1830-1890). Amateur parisien, historien d’art quand il écrit des chroniques, articles, traitant de l’estampe dans la Gazette des beaux-arts, il est l’un des plus importants précurseurs du Japonisme et c’est dans une série d’articles publiés en 1872 pour la revue Renaissance littéraire et artistique, qu’il donna un nom à cette révolution : le japonisme. En avril 1890, il participe avec Siegfried Bing (1838-1905), marchand, collectionneur, mécène et collaborateur de la gazette Le Japon artistique,avec les frères Jules et Edmond Goncourt, Louis Gonse, Georges Clemenceau et Henri Vever, à l’exposition à l’école des Beaux-arts où tout ce petit monde présente plus de 700 estampes de leurs collections. En avril 1884, Edmond de Goncourt, qui publia des monographies sur Kitagawa Utamaro (1891) et Katsushika Hokusai, écrit : « voici le peintre, qui a victorieusement enlevé la peinture de son pays d’influence persanes et chinoises, et qui… l’a faite vraiment japonaise ; voici le peintre universel qui, avec le dessin le plus vivant, a reproduit l’homme, la femme, l’oiseau, le poisson, l’arbre, la fleur, le brin d’herbe… »

Figure majeure de collectionneur d’art asiatique, Henri Cernuschi (1821-1896), dont la collection de quelque 5000 œuvres rapportées de son périple asiatique en 1871 sera une révélation déterminante pour Gustave Moreau, et plus généralement pour l’histoire du Japonisme. Quant à Emile Guimet (1836-1918), fils d’un industriel lyonnais et d’une mère peintre, déjà grand connaisseur du Japon lui-même, il y effectue un voyage à l’instigation du ministère de l’Instruction publique, pour étudier les religions locales en 1876.

Il écrit : « Lorsqu’après vingt-trois jours de traversée on entrevoit les terres japonaises dessinées dans les brumes du matin, leurs silhouettes étranges, une double émotion envahit l’âme. Au plaisir bien légitime d’arriver au port vient s’ajouter la joie de toucher enfin ce pays presque fantastique que le dix-huitième siècle nous fait deviner sur les laques, des paravents, des porcelaines et des ivoires… A chaque instant, on retrouve un aspect, une pause, un groupe, une scène qu’on a déjà vus sur des faïences, ou des peintures ; et la scène est réelle, le groupe vous sourit, la pose n’est pas une fiction, l’aspect n’est plus un rêve », in. Promenades japonaises, 1878.

Nous pourrions ressentir, encore aujourd’hui, la même sensation, et c’est peut-être cela l’esprit du Japonisme : le permanent dans l’impermanence du temps…

Mais il faut encore attendre le 20e siècle pour que l’architecture et l’art des formes utilitaires se découvrent comme essentiellement « modernes » avec l’exposition des Arts décoratifs de 1925 et l’appropriation un peu plus tard, des aménagements simples, ouverts à l’air et à la lumière par de grands architectes modernes tels que Le Corbusier (1887-1965), Charlotte Perriand (1903-1999), August Perret (1874-1954), Franck Lloyd Wright (1867-1959).

Ernest Chesneau (premier historien du japonisme), dans un article intitulé « Le Japon à Paris » paru dans la Gazette des beaux-arts le 1er septembre 1878, note : « c’est par nos peintres en réalité que le goût de l’art japonais a pris racine à Paris, s’est communiqué aux amateurs, aux gens du monde et par la suite imposé aux industries d’art ». Parmi les artistes de l’époque dont toute la carrière est imprégnée par le Japon, il faut citer le peintre américain James Abbott McNeill Whisler, venu étudier la peinture à Paris en 1855. Edouard Manet est alors considéré un peu plus tard comme le chef de file de la peinture « moderne » et le maître des impressionnistes. Il est le premier des artistes à Paris à être en « contact » avec les albums et les estampes japonaises.

En 1868, Manet, pour la réalisation du célèbre portrait d’Emile Zola, inclut un paravent et une estampe :Portrait du lutteur Onaruto Nadaemon de la province d’Awa par Utagawa Kuniaki II, et dans le fond, une reproduction de la peinture Olympia associée à celle de Francisco Goya d’après Diego Vélasquez. Mais le Japonisme de Manet se manifeste de façon plus évidente encore dans quelques marines des années 1870 et Sur la plage, toile réalisée lors d’un séjour de l’artiste avec sa femme et son frère à Boulogne en 1873.

De tous les impressionnistes, Claude Monet et Edgar Degas furent les plus fidèles admirateurs de l’art japonais ! De nombreuses toiles en témoignent, comme l’atteste aussi la collection d’estampes japonaises que l’on peut aujourd’hui admirer à Giverny avec 231 estampes de l’époque d’Edo, d’Hiroshige, à Utamaro en passant par Hokusai. C’est sans nul doute Monet qui développa le plus singulièrement son attachement au Japonisme, par ses séries de paysages, sa « lumière », ses effets graphiques, ses variations sur un thème au rythme des saisons. Progressivement, il se soustrait de la tradition Occidentale avec le thème des Nymphéas, en supprimant la ligne d’horizon et avec elle toute référence à la perspective. Dix ans après son installation à Giverny,  il achète une parcelle en contrebas de sa propriété et entreprend d’y aménager un jardin d’eau, auquel il adjoint un pont japonais.

A partir 1914, Monet s’engage jusqu’à sa mort dans le cycle des Grandes décorations, une œuvre de paix dans le monde en guerre : l’artiste pose la question du lien entre deux cultures, que l’homme entretient avec la nature, à l’écoulement des choses que suggère la scansion des branches de saules plongeant dans ce jardin d’eau. Un message universel d’espoir, détachement qui rend possible l’éternel recommencement à qui sait être, vivre en harmonie avec le cycle des saisons, à l’éclosion des fleurs, aux cycles rassurants de la course du soleil sur le miroir de cette eau transparente, en ignorant ce monde de la révolution industrielle qui transforme cette eau de vie en un sombre marécage de la désolation humaine.

Les expositions de Vienne en 1873, Paris en 1878 et 1889, Chicago en 1893, seront autant de ponts, de rencontres, entre les peintres japonais et l’avant-garde Occidentale. Reflets de ces éclosions multiples de l’art Occidental, mais aussi, un Japon au miroir de l’Occident, qui s’est « dessiné » notamment par la création d’écoles des Beaux-arts (Bijutsu), et cela dès 1877, transformant durablement le champ de la pensée esthétique au Japon. L’ouvrage montre aussi l’influence du Japon à la rencontre de l’Art nouveau, l’Art déco, mais aussi dans les arts décoratifs du 18ème siècle à l’avant-guerre, dans la seconde période du japonisme en peinture. En témoigne Van Gogh pour ses collections d’estampes et les multiples évocations dans sa correspondance faites à son frère Théo, mais aussi dans une lettre à Emile Bernard en Arles, mars 1888 « Le pays me paraît aussi beau que le Japon pour la limpidité de l’atmosphère et les effets de couleur gaie. Les eaux font des taches d’une belle émeraude et d’un riche bleu dans les paysages que nous voyons dans les crépons ».

C’est dire aussi l’importance de la constitution des premières collections de textiles japonais en France, les kimonos, les Fukusa (pièces de tissus brodés), des pochoirs en papier appelés Katagami, des châles monastiques (Kesa).

Que reste-t-il aujourd’hui du Japonismes ?

Pour toute réponse, il ne vous reste plus qu’à dévorer ce magnifique ouvrage aux éditions Flammarion, comme une histoire de l’art, une ode à la liberté, à l’intelligence, à la mémoire du voyage, celle d’un monde qui sera pour vous de moins en moins secret, de plus en plus intime. A l’image de la bibliothèque Nuage, création de Charlotte Perriand, et ainsi faire vôtre cette philosophie : « Ne copiez jamais, pas plus le passé que les œuvres occidentales, mais inventez en gardant votre sensibilité japonaise ».

 

Article écrit par Marc Michiels pour Le Mot et la Chose

 

http://www.lemotlachose.com/

https://twitter.com/lemotlachose

https://www.facebook.com/lemotlachose

 


  • Vu: 3791

A propos du rédacteur

Marc Michiels (Le Mot et la Chose)

Lire tous les articles de Marc Michiels

 

Né en 1967, Marc Michiels est un auteur de poésie visuelle. Passionné de photographie, de peinture et amoureux infatigable de la culture japonaise, il aime jouer avec les mots, les images et la lumière. Chacun de ses textes invitent au voyage, soit intérieur à la recherche du « qui » et du « Je par le jeu », soit physique entre la France et le Japon. Il a collaboré à différents ouvrages historiques ou artistiques en tant que photographe et est l’auteur de trois recueils de poésies : Aux passions joyeuses (Ed. Ragage, 2009), Aux doigts de bulles (Ed. Ragage, 2010) et Poésie’s (2005-2013). Il travaille actuellement sur un nouveau projet d’écriture baptisé Ailleurs qui s’oriente sur la persévérance du désir, dans l’expérience du « pardon », où les figures et les sentiments dialoguent dans une poétique de l’itinéraire.