James Joyce fuit…, Catherine Gil Alcala
James Joyce fuit… Lorsqu’un homme sait tout à coup quelque chose, suivi de Les Bavardages sur la Muraille de Chine, éd. La Maison Brûlée, 2015, Théâtre/Poésie (avec des illustrations de l’auteure)
Ecrivain(s): Catherine Gil Alcala
Curieuses écritures, hors norme, que celles de Catherine Gil Alcala. Ou Écriture. Réécriture du Texte du Monde comme il va, quand sa barque prend l’eau. Une plume dramaturgique transfigurée par la poésie. Une danse poétique dans une mise en scène – mise en pièces – dramaturgique.
Lorsqu’un homme sait tout à coup quelque chose – Quoi ? – Quelque chose qu’il ne devrait pas savoir – Que se passe-t-il ? Qu’advient-il de son espace, de sa durée intérieure ? – Une désintégration psychique, la perte d’identité, une implosion,
« explose cristal dans la tête télépathe lourde du chaos des précognitions ».
Laissant place à l’hallucination attaquant jusqu’aux façades de la ville où Il / Lui / Horde Lui erre,
« Commotions d’émois, se cogne aux femmes glacées derrière des vitres intransparentes, s’agrippe à l’espace vide, s’appuie sur des façades s’effondrant en un fracas de rire, faciès de mascarades des villes de cinéma sous les bombes ! »
– Qui ? – Un homme, « Horde Lui », un tigre en cage recevant de plein fouet l’onde de choc. Un homme, « Horde Lui », James Joyce, Henri Michaux, Antonin Artaud, Arthur Rimbaud (les différents noms d’un même personnage).
Cet homme tout à coup vacille, « les ciels tombent sur lui, miroirs brisés, souvenirs pétrifiés dans leurs fragments ». Ces éclats le font tourner tel un fauve en cage – « boule a perdu ! » – « versifiant visions désagrégées… » La perte d’identité laisse l’homme hors de lui et l’incarne dans une multitude de personnalités liées viscéralement à l’Écrit, au Cri de l’Écriture ; l’incarne sous particulières et singulières identités, au cœur d’un environnement vissé, soudé, relié à la Littérature, à l’Art (mythologies, La Callas, expressionisme du 7e Art, etc.) et son radeau de la Méduse navigue sur des eaux chavirées, sur un Maelström érotique excrémentiel comme l’auteure navigue, mais avec brio, entre poésie, théâtre, musique, arts plastiques, au fil de ses créations. Entre expérimentation en mer et pauses d’escales incertaines dans cet infini des extrêmes à l’épreuve des limites, touchant le littoral du langage de l’inconscient, avant de continuer de l’approcher et de nous en approcher, affleurant au ras des mots remuant dans les nuits l’altitude et les affres de la folie.
La trame onirique du texte – breloque poétique « chaotant » les corps reliés dans le décor dément, breloque de l’amande amère sous la Langue qui la détruit (A. Artaud) – déroule un théâtre d’images où chaque séance, chaque scène s’annonce par un titre narratif comme cinématographique, où l’intrigue flirte par jeu et avec efficacité avec le suspense d’une enquête. Tels abordages, sur des terres aux antipodes de la tranquillité et des unes des autres, n’est pas étranger à Catherine Gil Alcala, auteure, metteur en scène, performeuse pouvant entremêler en un même chant des textes anciens et des glossolalies (cf. De l’éternité et du temps) ; pouvant écrire et mettre en scène un long poème érotique et surréaliste (cf. Maelström excrémentiel) ; réaliser des performances musicalo-poétiques avec des aphorismes (cf. Les Contes défaits en forme de liste de course) ; une expo-performance de poupées et de poèmes (cf. Doll’art ou les Épopées de Pimpesoué) ; écrire, proférer, dire sur la folie créative (cf. Lorsqu’un homme sait tout à coup quelque chose)…
Dans cette pièce, « quelque chose » de l’ordre du fulgurant transperce, traverse, s’opère (dans) le corps et l’esprit de Haute Sensibilité d’un homme, tout à coup foudroyé par une réalité révélée d’un seul coup d’un seul (sans le relais d’un apprentissage : un homme sait tout à coup quelque chose qu’il ne devrait pas savoir…).
La Folie créative plante, dans ce James Joyce fuit… Lorsqu’un homme sait tout à coup quelque chose, le décor des villes de cinéma où chaque lever de rideau, chaque tombée remuent des ombres de sabre hallucinantes, les faisceaux d’un projectionniste dirigeant (des coquillages riant sur le bord des lèvres d’un faciès hilare, ahurissant) un décor de marasmes et de visions fantasmagoriques embobinées tour à tour sur le film expressionniste, de cinéma muet, écran démoniaque, de M. le Maudit à Jack l’Éventreur… Séquences déclinées en 12 scènes séquestrées dans la bobine d’un homme ; exprimées, jouées sur la pellicule du monde, ensorcelée. Jusqu’à l’apothéose de « la vérité révélée du poème », apocalyptique tombée sur l’intrigue des phénomènes dépoussiérés de leur gangue contingente : d’immédiate folie, troués de précipices, enrobés d’oublis – abysses sidéraux catapultés de la bouche d’ombre, des mamelles flasques et lèvres gonflées de la Vie, Péril en sa Demeure. Le cordon ombilical-ombilic des limbes ne cesse de s’enrouler autour du cri primal de la ville, manquant de l’asphyxier, libérant au final l’objectivité sur-figurative de son Poème, « tout le silence licencieux » qui jusqu’alors l’oppressait. « Derviche furieux », tournant retournant se cabrant sur le manège oscillant de la vie, le délire du Poème ici s’écrie, « résultat d’un empoisonnement produisant de sublimes hallucinations ». Histoire de la Folie créative…
Les Bavardages sur la Muraille de Chine
Quel discours peut produire un dialogue entre James Joyce et Lewis Caroll ? De surcroît, un dialogue inventé par deux personnages de fiction, le cynique Buck Mulligan, personnage fictif d’Ulysses (titre original), étudiant en médecine au visage équin et au chapeau de Panama, et Humpty Dumpty, le personnage dialoguant avec Alice dans De l’autre côté du Miroir ? De surcroît (derechef), pour la partition d’un dialogue « en chinois » sur la Muraille de Chine… Catherine Gil Alcala ne craint pas d’être originale, dans l’a-topos même et le contenu de ses pièces très créatives… Et la question est de savoir : que se passe-t-il sur le fil du rasoir de la Muraille de Chine, que se disent ces personnages fictifs au sujet de leur « maître » ; la question est de savoir d’ailleurs et aussi « Qui est le maître ? » de ces bavardages et comment s’en sortent les sens des mots dans la bouche de ces antagonistes / protagonistes ?
La référence à Buck Mulligan peut renvoyer dans un jeu de miroirs (le miroir même de Mulligan ? « Le majestueux Buck Mulligan venait de la tête d’escalier, portant un bol de mousse sur lequel coulait un miroir et un rasoir) à l’Ulysse de Joyce. Le rasoir est ici figuré dans son fil par la Muraille de Chine ; la figure de l’escalier parcourt le texte et situe emblématiquement les personnages ; le va-et-vient de l’intertextualité opère (James Joyce et Lewis Caroll), comme Ulysse s’est créé par des discours « collés » (appropriés : recréés), constitués de citations de poètes (Swinburne, Whitman), de chansons populaires, de propos nietzschéens (Mulligan se définit lui-même comme un « hyperborean », l’« Ubermensch ») et de passages originaux flirtant avec la parodie et composés de ribaldry (paillardises).
La référence à Humpty Dumpty peut renvoyer à une interrogation du Langage et à ses limites sémantiques dans le fonctionnement / dans le (non-)sens de la logique où la question est de savoir comment formuler un discours à la limite du sens. La logique et le langage constituant tous les deux des systèmes de sens, leur délimitation trace le champ d’appréhension et de compréhension du réel. La mise en abîme est là aussi d’évidence. En effet, dans un opus mêlant théâtre et poésie comme dans ces Bavardages sur la Muraille de Chine, comme plus généralement et par nature dans toute œuvre littéraire, le langage met en jeu une logique entraînant dans son sillage sémantique une critique du langage, lequel entraîne une critique du sens, ainsi dans Alice’s Adventures in Wonderland (titre original) et Through the Looking Glass (id.) de Lewis Caroll, ainsi par la théorie du langage dictée par Hempty Dumpty et la logique présente dans la tea-party du chapelier fou.
Lors d’une promenade sur la Muraille de Chine, Buck Mulligan et Hempty Dumpty inventent « en chinois » un dialogue entre James Joyce et Lewis Caroll. Les personnages sont toujours aussi légendaires, représentés d’emblée dans l’imaginaire collectif ou individuel du lectorat, référents des mythologies diverses – littéraires, quotidiennes : La Pythonisse à l’œil de verre, la ménagère mythique, la Reine d’Abyssinie, le Géant cyclope, l’Écho de Narcisse, La Harpie Aigle, etc., quand ils ne reviennent pas de l’Histoire (Thérèse d’Avila, etc.) ou qu’ils ne semblent pas sortir d’un monde fantasque (L’oreille sage d’un presque rien, Princesse éternueuse dans un donjon d’uranium, La Dame à l’oxymore, La langue de pute des Parques, etc.), ou ressurgir de nos rencontres fictionnelles déjà amorcées des années auparavant dans notre exploration à travers la Littérature, l’univers artistique (Don Giovanni, Chatte à la tessiture hurlante sur les toits, etc.).
Cette suite de 20 Bavardages est rythmée, ponctuée par le dialogue entre Buck Mulligan & Humpty Dumpty, en alternance avec les Bavardages des autres personnages. 10 Bavardages de Buck Mulligan avec Humpty Dumpty déclinés en « dialogue », « connivence des malversations de comptoir », « auspices incertains », « Bavardage sidéré », « souvenirs des pérégrinations », « Divagation des prédictions » pour finir « de la manière d’épiloguer en plaisantant », alors que les autres personnages se répandent, par 10 Bavardages également, en « parlottes émerveillées », en « conversation révoltée », etc.
Des passages suffisent à souligner l’enjeu d’une telle création autour de la question du langage et non non-sens, où nous passons derrière le miroir, où Alice se retrouve dans un « monde à l’envers ». Où nous rencontrons le personnage de Hempty Dumpty, œuf devenu humain qui philosophe sur le langage. Où la question du sens et du non-sens (et de leurs paradoxes) se pose corrélativement à celles sur la relation entre théâtre et poésie, philosophie et littérature, du statut de la réflexion philosophique ou de ses pseudo-représentants (Hempty Dumpty) dans le texte de fiction, en l’occurrence : dans le texte de fiction relatant des Bavardages, et se dégustent en apartés, tels des impromptus dans la durée :
« Sans l’eau-de-vie régénérante quotidienne, les visions du delirium tremens s’élèvent en hélice battant les oreilles d’un duettino tumultueux » (Buck Mulligan).
« L’art, c’est le nombril du monde sublimé, son nom lacéré par le blâme public brille dessus le monstre humain ! » (Erzulie yeux rouges).
Les sonorités cliquètent ou claquent, martèlent ou dansent, glissent dans l’oreille ou la percutent, marquent les pas du son et du sens, du free-phrasé chamboulé / bousculé, et se jouent et jouent de la Langue avec délectation et delyrium de déraison, pour la meilleure perdition sensée du lecteur… dont l’oreille penche la tête haute et, du côté d’un vertige ascendant / d’altitudes…
« Les onomatopées envahissent l’oreille en un vortex de sens glossolaliques. Les atomes des mots opèrent en dehors des lieux topiques, automatismes ou vaticinations d’une bouche d’or dans le soleil ».
Murielle Compère-Demarcy
N.B. : Certaines des écritures de Catherine Gil Alcala ont été jouées au théâtre, ou ont fait l’objet de performances. Informations sur le site :
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