Jamais par une telle nuit, Magali Brénon
Jamais par une telle nuit, février 2014, 140 pages, 17 €
Ecrivain(s): Magali Brénon Edition: Le Mot et le Reste
De chair, de sueur, de sexe, de sang, de larmes, l’amour est toujours un monde personnel. L’infinitif, au contraire, un mode impersonnel.
Toute la beauté du livre de Magali Brénon vient sans doute de cette contradiction-là. Un tragique d’ordre quasi-grammatical mine ainsi cet audacieux roman qui invente un nouveau lyrisme de l’échec amoureux. Disons donc roman, pour faire simple : « elle », qui dit « je », rencontre un homme, Marcello, puis le perd. Autant résumer la Recherche en 15 secondes, comme l’avaient proposé jadis les Monthy Python. Du reste, il y a sans doute autant de Proust que de Duras dans ce livre-là, qui déroule une étonnante partition musicale faite de silences et d’échos, de bruissements hurlants et de cris retenus, de halètements courts et rythmés et soudain de souffle sans virgule, sans ponctuation, de souffle coupé et perdu. Luxuriance et luxure : d’une sensualité toujours frissonnante, la déambulation éperdue de la narratrice à la recherche de l’autre et donc d’elle-même, dessine sous ses pas parfois perdus un paysage d’une rare efflorescence littéraire où, d’Orcival à Rome, de Rome à Montevideo, le corps se parcourt comme une géographie du désir. Tout y est fragile, ténu, sensible. La matière durcie du monde ne se donne qu’à la subtilité des mots pour le dire, qu’au corps du texte qui le suggère, veut le donner à voir, à entendre, à saisir et ressentir.
« J’appartiens au monde sauvage ; je partirai à sa rencontre ». Mais c’est dans cet élan, dans ce départ, que l’absence se creuse une fois que la rencontre a eu lieu. Là que le manque épuise quand dans la vie « en suspens quelque chose a bougé ». On dirait alors une longue lettre blessée, inutile et splendide, adressée par-delà l’indicible douleur. Quelque chose comme une de ces déclarations d’amour lancées lorsque tout est perdu, en dépit du bon sens quand il faudrait se taire, et dans le risque assumé de ses propres lourdeurs, redites, insistances, quand l’autre, corps, odeur, présence, ne sont plus là et que cela tourne à la parlotte.
Alors oui, traverser le soliloque. Inspirer, expirer dans la rame des pages écrites, lues. Vivre finalement, puisqu’on ne s’est jamais rencontrés ailleurs que par une telle nuit.
Frédéric Aribit
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