J’écris, Jacques Morin, par Murielle Compère-Demarcy
J’écris, Jacques Morin, éditions Rhubarbe, 2016, 141 pages, 12 €
J’écris, ou « le journal d’un activiste de la poésie »… comme Christian Degoutte qualifie justement dans sa présentation ce rassemblement de textes signés par le poète et revuiste Jacques Morin… Cette parution visait à compléter une anthologie précédente dédiée à J. Morin : Une fleur noire à la boutonnière (Le Dé bleu/L’Idée bleue, 2007), en articulant les écrits poétiques et des chroniques ou réflexions sur le métier de poète et l’activité revuistique, ainsi qu’une nouvelle littéraire, Après tout,rédigés sur une période de 40 ans (1974-2014) par l’éditorialiste de Décharge. Ainsi le poète-revuiste surnommé Jacmo se retrouve saisi ici activement par ce qui forme les deux jambes de son écriture, consacrée à la réflexion et à la création.
La distance (ironie, regard narquois, critique au sens roboratif du terme) observée par celui qui porte la poésie en « steamer dans (s)es flancs », loin de toute vanité et dépité – du moins touché – par la précarité du radeau, nous la retrouvons dans ceJ’écris, avec la lucidité salutaire d’un mélancolique ou d’un nostalgique optimiste qui n’hésite pas à pratiquer l’autodérision.
J’écris… Titre revendicatif ? Vindicatif ? Dans tous les cas de posture assumée
« écrire en douce
comme coupable d’écrire
et de ce qu’on écrit
dans un face à face
écran visage »
comme le narrateur de la nouvelle Après tout, Etienne Grapho, unique survivant d’un cataclysme, écrit son Journal du jour, sans raison qui tienne, sans autre destinataire peut-être que son propre reflet… « Écrire pour soi/ et contre soi », écrit Jacques Morin dans Sans légende, pour que la lumière continue de passer dans le Miroir des nostalgies (Le dé bleu, 1980), pour inscrire à l’agenda perpétuel du désespoir (« une forme supérieure de la critique » affirmait Léo Ferré) le Répertoire des mélancolies (Le Désespoir, précisément, 1980) ; pour porter la poésie « Avant tout là » (le matin, le soir, au retour du travail, en tout lieu, toute saison… cf. Avant tout là, le texte augural – comme un frondeur des premières lignes – publié ici dans les Chroniques qui composent la première partie de l’ouvrage).
Les souvenirs du chroniqueur se savourent à la sauce caustique qui nettoie les apparences parfois trompeuses, qui récure les fonds d’Ego de poètes nombrilistes m’as-tu-vu, efface les « volutes gris-bleu au-dessus de la tête de Je-serai-le-Rimbaud-du-21e », étouffe dans sa suffisance cette « fumée opaque sortant des cheveux du Je-suis-gênial-vraiment-gênial », et cela fait entrer avec puissance dans le voyage de cette lecture tonifiante une atmosphère libérée des pesanteurs des Cercles, élites, petits mondes égocentrés tournés/retournés jouissivement sur eux-mêmes, alors que le centre du monde est partout où la curiosité nous mène et nous déplace, en nous tirant des mots d’un regard né dès que jeté autour et non dans l’entre-soi confortable de ceux qui ne cessent de se congratuler ou de se faire caresser par le vent des importances pour encore mieux s’admirer eux-mêmes. Jacmo n’a pas tort dans cette Lettrede Manosque, ce versant haut-perché-sur-ses-prétentions du microcosme poétique existe bel et bien, et la force du poète est de l’écrire pour 1) mieux nous en faire rire, 2) pour croquer par son contraire un autre versant versicolore, lui, en ses nuances enrichissantes, et bien réel également, du monde poétique : une flopée d’amoureux des vrais mots revenus de leurs illusions et des « débat(s) en poésie » mais « Phénix des autres d’os et de boas » naviguant dans l’incognito en ramant bâbord tribord avec l’énergie des passionnés de traversées singulières, insolites, en solitaire, d’envergure, à l’occasion escortés des copains d’abord, les vrais les expérimentés : ceux qui se mettent « hors compétition », ont compris qu’il leur fallait se situer « au degré 0 de l’écriture », « devenir sereinement anonyme », pour mieux vivre plus personnellement ou « rater mieux » (S. Beckett), si possible intensément, son existence de surfeur libre ; inspiré. Les fleuves impassibles se descendent mieux, lorsque les amarres ont été délibérément, fraternellement et clandestinement larguées (« La poésie comme le mot depasse d’une fraternité clandestine » écrit Jacques Morin dans Marée).
Jacques Morin avance de son regard narquois jusqu’à la volte-face (comme la poésie retourne les affres du Verbe pour s’écrire en vers et malgré tout) – il avance jusqu’à la volte-face des situations, ce qui accentue / caricature un réel ici authentiquement qualifié (capté du point de vue d’un Clown noir (Ressacs, 1983), d’un poète (« de génie », ou « maudit », ou clairvoyant). Le revirement d’une situation déjà assez cocasse en soit pour être remarquée se retourne en sa face farcesque, dont les mots de Jacmo dégrossit tout en finesse les traits pour nous en raconter l’épais de l’histoire : ainsi lorsqu’il assiste à ce débat en poésie où les pompiers doivent intervenir sans savoir comment pour aérer l’atmosphère saturée d’un brouillard poisseux « de suffisance, de vanité et de mépris » ; ainsi lorsque son avatar de poète s’enorgueillit au point de croire accéder à une certaine célébrité, avant de se décourager et ne plus « être du tout en butte aux doutes à propos de sa célébrité », pour ressortir au final tête altière dans l’incognito et commettre un livre à compte d’auteur… Parfois la mise en abyme met en relief un état des lieux renversant : ainsi l’angoisse de la page blanche exécute dans Illocutoire le texte de sa propre défaite et, simultanément, se dépasse en écrivant son impuissance…
Sans être acides tout à fait, les propos caustiques de Jacmo dépoussièrent le décor à paillettes, remuent ce qui dérange, mettent le point sur tout i obséquieux du « génie », de la « poésie »et de tout ce qui l’alourdit : complaisance, flatterie, nombrilisme (cf. Il faut rester conscient, lucide et faire ce test : l’examen-nombril, in Une ordonnance du Docteur Savamieu).
Jacques Morin est ainsi, il ne se prend pas au sérieux, ce qui l’établit sérieusement sur une planche de salut nommée poésie avec, la clique des joutes littéraires et des avant-scènes en moins, le caractère de ceux qui ne s’en laissent pas conter, avec lesquels on compte pour qu’elle avance, cette foutue poésie « avant tout là ». « Comme une utopie résistante. Comme un pied-de-nez ».
Ce livre, J’écris, est un véritable viatique pour qui veut survivre de poésie : résonner de santé en assumant qu’écrire, c’est vivre plus authentiquement, en toute humilité, en toute humanité, sans compromis, sans compromission, insoumis et sans résignation
« Il y a dans la poésie, il demeure dans la poésie, une once de pureté
qui vaut qu’on fasse quelque chose, qu’il n’y aura jamais dans toutes
les croyances politiciennes, les errances idéologiques, comme un refuge
d’où on peut effectivement peser à l’intérieur, là où ça demeure encore
préservé, là où ce n’est pas encore infecté par l’intérêt, l’argent, la bêtise
de notre monde matérialiste, capitaliste et dominateur » (in Marée).
Murielle Compère-Demarcy
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