J’appelle depuis l’enfance, Gérard Bocholier (par Didier Ayres)
J’appelle depuis l’enfance, Gérard Bocholier, éd. La Coopérative, septembre 2020, 144 pages, 16 €
Temps du poème, poésie de la durée
Même si le recueil de Gérard Bocholier, publié par les éditions de La Coopérative, se concentre sur l’enfance, celle de l’auteur, le livre se déroule et s’organise en plusieurs mouvements, dont l’enfance reste le motif, sorte de partie immergée mais vivante qui affleure sur le massif poétique des textes. Sommes-nous dans ce que Bergson dit de la mémoire, absolue et enregistrant la totalité de l’existence ? Peut-être pas. Toujours est-il que ces poèmes restent très sobres, écrits sans pathos, sinon avec le sentiment profond de l’écrivain, son lyrisme naturel. Oui, une écriture maîtrisée. Laquelle rend visible l’avancée du temps, mémoire irradiante comme le ferait une musique. Le mot le plus proche serait la nostalgie, nostalgie de ce lieu où se construit le désir, c’est-à-dire, la grande jeunesse. Avec elle, sans doute, l’angoisse d’aujourd’hui, appréhension de la mort, du trépas inéluctable de la personne humaine en gestation, en gésine dans tout acte issu du vivant.
Regardons un instant le titre du livre : J’appelle depuis l’enfance. Il peut se comprendre comme un appel venant de l’enfant lui-même, resté tel dans la personnalité, enfoui dans la mémoire de l’adulte. Un appel sourd du dedans. Mais aussi afin d’écouter ce que dit l’enfance au milieu des souvenirs de l’auteur. Ainsi, comme s’il en appelait à cela pour en déduire son sentiment présent. Appeler l’enfance, la convoquer. Ou encore comme un cri continu depuis l’ingénuité, visions, sons, visages qui viendraient hanter le poète. Ces options laissent entendre que cet âge tendre est en un sens presque violent, notamment par la force de son appel. Ainsi, cette injonction dessine le poème, lui insuffle sa puissance – aussi forte cette jeunesse, aussi charnu le poème. Y compris si l’on y voit la mort se profiler comme une porte d’où viendra le dernier cri, celui émis depuis une adolescence lointaine. L’être chemine. Il se complète peut-être au fur et à mesure depuis l’enfantelet. En tout cas, c’est de cette façon que le livre s’est présenté à moi : une continuité entre les mouvements de l’ouvrage et comme un écoulement entre les deux actes de la vie humaine : la chambre d’enfant et le dernier caravansérail de toute vie sur terre.
L’ambition tournait par là
Mais l’orgueil tenait la bride
Puis des chevaux noirs se mirent
A m’entraîner loin d’ici
Sur des routes peu frayées
Flottaient d’étranges archanges
Yeux fuyants ailes blessées
J’apprenais qu’au bord du vide
L’enjeu se fait plus lisible
Et qu’on reste prisonnier
De l’enfance et de sa nuit
C’est une inquiétante musicalité que l’on éprouve à l’égard de ce recueil. Car ces souvenirs, ici, prennent la couleur d’une petite ivresse, une soûlerie mélancolique du temps au sein de soi, au sein du poème venu à nous, petite lumière chère à Georges de la Tour. Réfléchir cette lumière est probablement la motivation de cette poésie. Appuyée d’un côté par la naissance, et déchirée par la fin, déchirure impossible à cicatriser. À mes yeux, le thème principal de l’opuscule serait une métaphore in absentia, évidant l’enfançon concerné à cause de sa vraie absence physique, dont on ne peut retenir que la métaphore, le vide provoqué par l’appel, ce quelque chose, ce presque rien qui en appellerait à ce qui est devenu absent.
L’ensemble évolue au fil de la lecture. L’adulte en sa maturité doit quitter la maison du souvenir, revoir en lui-même les paysages, le pays de Clermont-Ferrand, les fleurs, les temps et la durée sans comparaison du jeune garçon. Pour en venir à ma propre biographie, afin de mesurer mon implication de lecteur, ce livre m’a fait songer à un épisode douloureux de mon existence. Perdant ma sœur brutalement, presque au sortir de la vie de jeune adulte, le souvenir marquant, obsédant certains jours, c’est celui des fleurs fraîches qu’il a fallu jeter dans l’excavation de sa tombe. Ce contraste, effloraison de la vie, fleurs vivantes, devenant boue et angoisse, pleurs où les mots deviennent rares, illustrent cette forme brève de notre éternité sur terre. Gérard Bocholier a touché ce point sensible de la flexion entre vie et mort, souvenir et réalité, premier âge et vieillesse, cette bordure fine et ductile de ce qui reste malgré les durées et le sommeil auquel nous sommes promis par essence. Ce qui persiste, est-ce cela ?
Didier Ayres
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