J’accuse Apulée, saint Augustin, Ibn Khaldoun et les autres ! (par Amin Zaoui)
Ils sont des écrivains de renommée, des maîtres de la plume et de la pensée, mais ils ont vécu dans la trahison historique. Dans la trahison de leur mère ! D’autres écrivains sont peu connus, méconnus ou inconnus, mais ils sont les maîtres de ces maîtres ! Quand l’élève donne la leçon à son maître.
J’accuse Apulée de Madaure le Berbère (125-170), fils de M’daourouch. Écrivain, philosophe et orateur de premier rang, certes. Bien qu’il soit considéré comme le père et le créateur du genre littéraire appelé « le roman », avec son livre exceptionnel, L’Âne d’or, je l’accuse. Lucius, personnage principal de L’Âne d’or, bien décrit, métamorphosé en âne, m’a toujours intrigué, m’a fasciné, mais j’accuse Apulée. J’accuse saint Augustin (354-430), Augustin d’Hippone ou d’Annaba, fils de Thagaste ou de Souk Ahras. Qu’importe les appellations des cités, il est le fils de Tamazgha, l’Afrique du Nord. J’accuse saint Augustin l’écrivain que j’aime beaucoup !
J’accuse saint Augustin, auteur de Confessions et de La Cité de Dieu, que je relis avec grand plaisir intellectuel, de temps à autre. J’ai beaucoup d’estime pour ses réflexions philosophiques et pour sa satire littéraire et, tout cela, en même temps, m’agace, et j’accuse. Avec son livre Confessions, le fils de Thagaste ou Souk Ahras est considéré comme le père de l’art de l’autobiographie. J’aime saint Augustin, fils d’Aghaste Souk Ahras, jusqu’à la haine ! Et je l’accuse.
J’accuse Ibn Khaldoun (1332-1406), l’érudit, le génie historien, le génie et le littérateur fin. L’écrivain nord-africain le plus intelligent, certes, ou peut-être, mais je l’accuse. Bien qu’il soit considéré dans l’histoire de la pensée universelle comme le doyen de la sociologie et de l’urbanisme, avec son livre Al Muqaddima, dont l’écriture a été entamée dans les grottes de Taghazout, à quelques kilomètres de Frenda, wilaya de Tiaret, je l’accuse. Ibn Khaldoun est une école et une extraordinaire bibliothèque, certes, mais je l’accuse. Même si Al-Bakri (1014-1094), l’écrivain voyageur sans voyages, nous a émerveillés par les péripéties de son livre Kitab al masalik wa al mamalik, je l’accuse. Bien qu’il nous ait légué une description bien illustrée sur l’Afrique du Nord, des lieux et des noms, il demeure un accusé de l’Histoire. Il reste au banc des accusés !
Si Ibn Battuta (1304-1368), fils de Tanger, est l’un des meilleurs explorateurs et voyageurs berbères qui a parcouru le monde de Tanger jusqu’à la Bulgarie au nord, jusqu’au pays du Soleil levant à l’est, jusqu’à Tombouctou au sud. Certes, il y a beaucoup de contradictions et de reprises-plagiats textuelles dans ses écrits, mais son livre Tuhfat an-nudhar fi gharab al amsar wa ajaib al asfar (chef-d’œuvre pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages) restera un texte fantastique par ses vérités, par ses imaginations créatrices et par ses mensonges. Et je l’accuse.
Pourquoi est-ce que j’accuse Apulée de Madaure, saint Augustin de Thagaste et d’autres ? Je les accuse parce qu’ils ont préféré écrire leur chef-d’œuvre dans le latin ou le romain latin au lieu de leur langue maternelle, le tamazight. Pourquoi est-ce que j’accuse Ibn Khaldoun, Ibn Ruchd, Al Bakri et Ibn Battuta et d’autres ? Ces enfants de l’Afrique du Nord, les enfants de la Berbérie ou Tamazgha, ont préféré utiliser la langue arabe au détriment de leur langue maternelle le tamazight. Bien qu’ils nous aient légué des merveilles, j’accuse ces génies écrivains, littérateurs, philosophes, historiens et voyageurs parce qu’ils demeurent le début du mal. Si ces génies avaient sauvegardé la langue de leur mère en l’utilisant dans leurs écrits, les générations d’aujourd’hui ne vivraient pas ce malaise identitaire.
Si les Berbères qui avaient envahi l’Espagne, ou la péninsule Ibérique, qu’importe, avaient apporté avec eux leur langue amazighe pour en faire avec elle, en elle, de la poésie, de la philosophie, de la traduction, cette langue aurait aujourd’hui une autre dimension. Si tout ce beau monde du livre, du verbe latino-romain ou arabe avait écrit ce qu’il avait écrit dans sa langue maternelle, le tamazight, ses arrière-arrière-fils ne souffriraient et ne souffriront pas de ce trouble d’identité. Cette blessure béante dans le cœur et dans la langue.
Pour cela, je veux dire à tous ces grands noms de la pensée et de la littérature, que si eux, ils ont oublié, ils ont trahi, d’autres écrivains ont refusé de faire dans la trahison. On ne crache pas sur le lait maternel. Et aux fils et filles du poète Si Mohand u-Mhand, celui qui n’a pas trahi sa langue, je dis merci d’avoir continué l’aventure littéraire dans la langue amazighe.
Je rends hommage à l’écrivain Da Abdellah Hamane (décédé à Oran en 2018), traducteur des Quatrains de Omar Khayyâm en langue amazighe. Hommage à Rachid Aliche, décédé en 2008, auteur de Faffa, à Amar Mezdad, l’écrivain kabyle le plus prolifique, auteur de Idh d Wass (La nuit et le jour), à Saïd Sadi, auteur de Askuti, à Abdenour Abdessalem, à Dihya Lwiz, à Brahim Tazaghart, à Lynda Koudache, à Selem Zenia, à Djamel Laceb, à Rachid Oulebsir, à Ahcene Mariche, et à d’autres, et ils sont nombreux, elles sont nombreuses. Merci à vous tous, vous n’avez pas trahi le lait maternel. Vous êtes la belle leçon que donne l’élève à son maître. Le petit-fils à son grand-père.
Amin Zaoui
Souffles. In Liberté (Alger)
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