Ivresse/Play loud, Falk Richter
Ivresse/ Play loud, traduit de l’allemand par Anne Monfort, Collection Scène ouverte, 2013, 156 pages, 13,50 €
Ecrivain(s): Falk Richter Edition: L'Arche éditeur
Ivresse ou « partir par l’écriture dans un autre monde »
Falk Richter, avec ses deux dernières pièces, Ivresse et Play loud, qui constitue le nouveau volume de son œuvre chez l’Arche Editeur, s’interroge avec un humour désespéré sur notre intimité sapée par le politique, l’économique mondialisé. Falk Richter a d’ailleurs une profonde admiration pour Büchner, pour son théâtre justement politique, révolutionnaire et intime. Ainsi La force vampirique des réseaux, les vies « coachées » sont-elles des codes sociaux intégrés par les individus.
« L’extérieur est aussi là à l’intérieur » (p.14)
Le parcours du texte, de ses voix, sera justement comme une quête, un élan au sens des corps en mouvement vers un territoire entre toi et moi. Falk Richter se défait des personnages contraints dans des rôles prédéterminés. Il propose un simple repérage fondé sur des tirets (- /--) avant chaque réplique indiquant un changement de locuteur. Sa méthode au sens grec du terme, la route à suivre pour aller vers l’œuvre, passe par un processus démocratique, une longue discussion pour savoir quel comédien à ce moment-là peut jouer sa partition. Lors d’une mise en jeu scénique le 22 mars dernier, de jeunes comédiens de l’ENSATT utilisaient des pupitres en métal, d’habitude accessoires de musiciens, pour poser et lire leur texte. La pièce s’ouvre sur une voix utopique :
« J’aimerais tellement écrire
sans sujet
sans direction »
Pouvoir écrire contre le système, en dehors du système. L’ivresse sera la matière de la pièce circulant du monde de la finance (p.48) à l’ivresse des corps qui dansent. Le mot allemand Rausch résonne avec Rauschen. Il charrie avec lui la griserie de l’alcool, le bruissement, la transe dionysiaque du théâtre. Les voix portées parfois par des micros, lors de la création de la pièce à Düsseldorf, dans certains monologues, sont des maelströms poétiques qui parlent dans l’urgence d’une simultanéité avec le monde : Falk convoque Berlusconi, Kadhafi, la Grèce déchue dans la crise, les partis allemands comme la CDU ou Le FDP, le pape et l’église catholique. Tout dire de maintenant.
L’amour lui aussi, l’intimité entre deux êtres, cherche à échapper à cette emprise du monde néolibéral conquérant. La thérapie de couple, un des fragments du texte, sur le mode comique et grinçant, donne la parole en termes de pouvoir au psy, intermédiaire fâcheux entre l’homme et la femme (p.29). Il fait des discours, presque de la logorrhée, et le couple se soumet et s’exprime peu (le psy coupe la parole à l’homme, p.31). Laconisme d’impuissance : non merci, non, quoi, oui et le à chier répété par les deux partenaires. Facebook qui tient lieu de nouvelle île de Cythère n’est qu’une imposture, celle dulike à tout prix. Ce long fragment-monologue est sans doute le point de basculement de l’intime vers sa négation. Le monde n’est qu’un artefact, celui du profil FB.
N’enlève pas tout ce qu’il y a de bien chez toi dans notre vie pour le mettre sur Facebook (p.45)
Il faut donc chercher un ailleurs, ce sera la vie dans le campement, à la manière des indignés du mouvement Occupy, né à Manhattan juste à côté de Wall Street. La voix est alors celle d’un fils s’adressant à sa chère maman du monde d’avant. Là, sous la tente, sous la menace des gaz lacrymogènes, il réinvente une résistance à l’ordre globalisé du monde où tout est argent, valeurs boursières, transactions informatisées. Le je du début est devenu NOUS (p.54). Les corps s’émancipent ainsi que le désir : « un garçon s’est couché dans mon sac de couchage. il tremblait. et pleurait. je l’ai pris dans mes bras et pressé tout contre moi. puis une fille du groupe agamben est venue. […] et alors ils m’ont tous les deux touché tout le corps, partout… »
Le dernier seuil de la pièce (Et ici s’achève la langue) sonne comme une délivrance ultime, l’atteinte d’un son pur, de mots purs comme plus-pluie-mer-bruissement de mer-calme plat-temps-instant. Les uns au-dessus des autres (p.62), ils retrouvent leur vitalité sonore première, la pure et première ivresse, de deux êtres, toi et moi, qui dans la nuit sont enfin seuls avec eux-mêmes dans l’infini du monde.
Marie Du Crest
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