Ivanhoé, Walter Scott
Ivanhoé, avril 2016, trad. anglais Henry Suhamy, 880 pages, 8,70 €
Ecrivain(s): Walter Scott Edition: Folio (Gallimard)
Dans un texte qui ne cesse de remuer les neurones du lecteur amateur (au sens premier, celui qui aime), Calvino posait la question cruciale : pourquoi lire les classiques ? Sa réponse finale est satisfaisante : pour le plaisir de les avoir lus. Mais franchement, pourquoi se taper les huit cents pages d’Ivanhoé (1819), le neuvième roman de Walter Scott (1771-1832) alors qu’il suffit de regarder les cent quarante minutes de Robin des Bois, d’un autre Scott (Ridley de son prénom), pour avoir grosso modo la même histoire ? Car après tout, on la connaît par cœur, l’histoire de Richard Cœur de Lion qui revient de Palestine pour détrôner son félon de frère, ce Jean qu’une enfance passée sous influence disneyienne incitera à tout jamais à voir sous les traits d’un lion aussi malingre que sournois sous sa couronne trop richement ornée pour être honnête, et ce avec l’aide d’un Robin des Bois que Kevin Costner dans une autre adaptation n’interprétait pas trop mal, à la réflexion. D’autant que, finalement, ce roman intitulé Ivanhoé raconte une histoire qui se déroule pour l’essentiel sans son personnage principal, puisque celui-ci est blessé quasi à sa première apparition et reste allongé durant plus de cinq cents pages. Bref, aussi classique qu’il soit, la question se pose : pourquoi lire Ivanhoé en 2016 alors qu’on sait depuis longtemps que les usurpateurs sont au pouvoir et que, comme chantait le groupe anglais Housemartins sur Flag Day, « too many Florence Nightingale, not enough Robin Hoods » ?
La première bonne raison pour lire Ivanhoé en 2016 est que ce roman est la matrice de tous les romans historiques ; mieux : Walter Scott propose une « Introduction » qui est un véritable manifeste doublé d’un manuel d’instruction pour tout écrivain tenté par l’aventure. Scott y explique ses motivations, mentionne des sources, indique l’importance de ne pas se montrer puriste à l’excès en conservant des passages dans des langues non comprises du public. Par sa rigueur, cette Introduction vaut toutes les théories à suivre, ainsi que le démontre l’extrait que voici : « Si loin [que l’écrivain] puisse s’aventuer à décrire les passions et les sentiments avec plus d’ampleur qu’on n’en trouve dans les compositions anciennes dont il s’inspire, il ne doit rien introduire d’incompatible avec les mœurs du temps ; il peut décrire ses chevaliers, écuyers, palefreniers et gardes de façon plus complète que sur les dessins raides et secs des vieux manuscrits enluminés, mais les caractéristiques et les costumes de l’époque doivent rester inviolés ; ce sont les mêmes figures, il le faut, dessinées par un meilleur crayon, ou, pour parler plus modestement, réalisées en un temps où les principes de l’art seraient mieux compris ». Plus clair, on ne peut pas. Quant à la source revendiquée par Scott, elle est mentionnée plusieurs fois en cours de narration : un certain « manuscrit Wardour ».
Un autre source de plaisir est à chercher justement dans cette recherche de l’exactitude historique, mais vivifiante et énergique, dans la vigueur avec laquelle Scott cherche à rendre l’Angleterre de la fin du XIIe siècle, à la faire vivre pour son lecteur contemporain – et pour celui de quasi deux siècles plus tard. Car Scott est attentif à ce que le plaisir soit au rendez-vous : « leur dialogue formait un mélange cocasse de chansons et de plaisanteries, dont nous aimerions donner quelque idée à nos lecteurs », écrit-il, et il arrive effectivement à faire sourire des propos échangés entre le fou Wamba et le Chevalier Noir – nous y reviendrons, à cet aspect plaisant. La grande grâce de Scott est d’être parvenu à peindre une époque charnière (pour faire bref, les Normands ont envahi l’Angleterre deux générations auparavant, et les Saxons rêvent encore de réinstaller un des leurs sur le trône du pays), sans que cela vire au lourd pensum : le lecteur assimile les informations disséminées au fil du roman, finalement apprend des choses, mais n’a jamais l’impression d’assister à un cours ex cathedra. Ceci n’empêche en rien un grand sens du détail, d’une belle précision, qui permet de tout visualiser : il n’est pas surprenant que, dès 1916, le cinéma se soit emparé de ce roman, tant Scott semble avoir prévu le septième art bien avant sa naissance.
Mais revenons à l’aspect « léger » du roman : Ivanhoé n’est pas juste un roman historique, c’est aussi un roman que l’on s’amuse à lire, ne fût-ce que pour les flèches humoristiques envoyées pas Locksley, ou pour le personnage truculent qu’est l’Ermite de Copmanhurst – pour ceux qui auraient passé leur enfance à lire Dolto au lieu de regarder des films de Disney, Robin des Bois et Frère Tuck, donc. Cet humour sous-jacent est très bien servi par la nouvelle traduction d’Henry Suhamy, qui rend à Ivanhoé toute la vigueur voulue par Scott, et en fait un roman finalement moderne, où une harpie revenue du passé se fait traiter de « vieille guenon ». Au-delà de cet aspect prêtant à sourire, on se prend aussi au jeu intertextuel de Scott, l’épigraphe en début de chaque chapitre, mais aussi les hommages appuyés au roman gothique (le sort glaçant d’Athelstane) ou les références à Juvénal ou à L’Arioste (« La cause de cette interruption ne peut être expliquée qu’en reprenant les aventures d’un autre groupe de nos personnages, car, comme le vieil Arioste, nous n’avons pas pour principe de rester en compagnie de l’un quelconque des acteurs de notre drame »), sans parler des références incessantes à des manuscrits et chroniques médiévaux. Scott s’amuse à écrire un roman historique tout en inventant littéralement le genre, et cela se sent.
A ces aspects, on peut tout simplement ajouter une célébration de l’art narratif de Scott, qui entraîne le lecteur à la suite de ses personnages et de leurs tribulations, qu’il s’agisse des Normands, des Saxons ou encore du Juif Isaac d’York et sa magnifique fille Rébecca : d’échappées en duels, de tournois en discussions argumentées, on suit avec passion leurs aventures, entrecoupées de belles réflexions sur le sort d’une Angleterre qui ne peut que sortir grandie de l’alliance entre Normands et Saxons, ou, plus surprenant, sur la position du Juif, honni mais bien utile, craint car différent, dans la société médiévale telle que représentée dans Ivanhoé. Ici s’insurge le médiéviste au fait des dernières avancées historiographiques : mais tout cela est simplifié à outrance ! Mais tout cela est bourré d’inexactitudes ! Oui, mais on s’en moque : car tout cela forme un grand roman historique, de la lecture duquel on sort convaincu d’au moins une chose : Calvino avait raison, la meilleure raison de lire les classiques, c’est le plaisir qu’on en retire. Et c’est peu dire qu’on en retire de la lecture d’Ivanhoé.
Didier Smal
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