Interventions 2020, Michel Houellebecq (par Gilles Banderier)
Interventions 2020, octobre 2020, 454 pages, 21 €
Ecrivain(s): Michel Houellebecq Edition: Flammarion
« 55% de ce volume figurait déjà dans la deuxième édition d’Interventions, parue en 2009. Cette troisième édition comporte donc 45% de nouveaux textes ». L’argumentation quelque peu spécieuse, signée de l’auteur à la quatrième page de couverture, rend un son étrange (pour autant, préciserait-il sans doute, qu’une argumentation parvienne à produire un son), car sur ces trente-sept textes, vingt-sept se trouvaient déjà dans le second volume de la Collection Mille & une pages (2016). Par conséquent, les trois quarts de cet ouvrage ont déjà paru sous forme d’édition unitaire et seules 150 pages n’ont jamais été réunies en volume. Cet ensemble de dix textes, publiés entre 2009 et juin 2020 (soit en moyenne un par an – on ne peut pas dire que la présence de Houellebecq sature l’espace médiatique), forme la véritable nouveauté du livre. Il manque cependant le discours prononcé à Bruxelles lors de la réception du Prix Oswald-Spengler (on le trouve dans Valeurs actuelles, 25 octobre 2018).
Dans sa poésie comme dans ses romans, Houellebecq s’est fait le témoin, le chroniqueur, parfois le prophète de notre décadence, de notre effondrement civilisationnel (dans un poème, il déclarait penser « au pourrissement et au déclin de l’Europe »). D’aucuns pinceront le nez à ces termes, même s’il est difficile de donner tort à l’écrivain. L’effondrement physique et mental d’un individu n’est pas un spectacle plaisant, ni pour la personne elle-même (à supposer qu’elle en soit consciente), ni pour son entourage. Quand une civilisation entière s’effondre, que dire ou qu’écrire ? On a pu observer que l’événement le plus important du XXe siècle était passé à peu près inaperçu au milieu des guerres et des génocides qui scandèrent cette période : l’abandon du mode de vie rural, qui avait été celui de l’humanité entière, du néolithique à l’aube de notre siècle. Et ce n’est pas seulement un mode de production, fondé sur la rareté des biens, parfois la pénurie (au contraire de la société de consommation, qui offre l’abondance matérielle, mais quel en est le coût économique, spirituel, écologique ?) ; ce sont aussi des traditions, variables d’un endroit à l’autre, mais présentant de nombreux points communs, des solidarités familiales (envers les aînés, par exemple), un enracinement géographique, une conception des rapports humains, du couple et des enfants, de la transmission, qui ont disparu en même temps. Évidemment, un bouleversement de cette ampleur, même s’il s’est produit à bas bruit, n’a pas été sans générer un sentiment diffus de nostalgie, qui a pris des formes différentes, comme le tourisme, à la recherche de modes de vie « traditionnels » en train de disparaître (l’exemple de ces retraités varois que la mairie de leur village paie pour sortir de chez eux, à l’heure où arrivent les cars, et se livrer aux activités qui, aux yeux des touristes, sont typiquement celles de « vrais » Provençaux). L’expansion de l’islam en Europe (un paradoxe apparent, tant le contenu de ce système théologico-politique heurte non seulement le vieux substrat judéo-chrétien, mais encore l’humanisme et la rationalité), en particulier par le jeu des conversions, ressortit peut-être au même phénomène, car l’islam fonctionne comme une machine à remonter le temps (pourquoi des femmes se convertissent-elles à une religion qui encourage, voire promeut le voile dès l’enfance, les mariages arrangés, la polygamie, l’excision, la soumission à l’homme… sinon par une trouble nostalgie d’un patriarcat perdu ?). Ailleurs, le souvenir d’une Amérique « ancienne », homogène, faite de petites communautés où chacun se connaît – l’Amérique des films de Capra – n’est sans doute pas étrangère à l’élection de Donald Trump, dont Houellebecq écrit qu’il est « un bon président ». Provocation ? Non, car ses raisons méritent d’être entendues et il y a quelque chose de suspect, en France, dans l’hystérie médiatique anti-Trump ; hystérie dont le pendant fut, en 2017, l’enthousiasme unanime des médias pour la candidature d’un jeune banquier, sans qu’à aucun moment on ait fait l’effort de se demander qui était derrière ce candidat littéralement sorti de nulle part et qui le finançait. Ce fut sous « le premier quinquennat d’Emmanuel Macron » (p.446 – Houellebecq est décidément un incurable pessimiste) qu’eut lieu l’assassinat, juridiquement motivé par l’appareil d’État, de Vincent Lambert : dans une société qui se targue d’avoir renoncé à la peine de mort pour les plus effroyables criminels (Marc Dutroux et Michel Fourniret mourront dans leurs lits), un homme lourdement handicapé fut condamné à crever de soif et de faim. Pourquoi ? Comme toujours, il faut suivre l’argent et il n’est pas impossible que la mort de Vincent Lambert ait permis à une compagnie d’assurances de faire des économies. Seul Houellebecq serait capable d’en tirer un roman et d’imaginer les arbitrages misérables qui précédèrent cette décision terrifiante…
L’ampleur de l’œuvre, sa qualité panoramique et l’aptitude de Houellebecq à capter les « signes des temps », autorisent un regard rétrospectif. Ce qui frappe, c’est le caractère pur, rectiligne et parfaitement cohérent de sa trajectoire. La critique du libéralisme se lisait déjà dans son essai sur H. P. Lovecraft : « […] le libéralisme s’est étendu du domaine économique au domaine sexuel. Toutes les fictions sentimentales ont volé en éclats. La pureté, la chasteté, la fidélité, la décence sont devenues des stigmates ridicules ». Dans chaque texte, et au fond quel qu’en soit le sujet, on retrouve la « petite musique » de Houellebecq, un apparent détachement (comme lorsqu’il explique que l’épidémie de Covid-19 est au fond un phénomène minable), en réalité une immense déception, puisée au plus profond de l’expérience, devant ce que la vie promettait (« […] quand j’avais dix-sept ans jamais je n’aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités soient si brèves », Les Particules élémentaires) et ce qu’elle a finalement tenu de ses promesses.
Gilles Banderier
Romancier, poète et essayiste, Michel Houellebecq a reçu le prix Goncourt en 2010 pour La Carte et le Territoire.
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