Insurrections arabes et impensé démocratique (I), Smaïn Laacher
Entretien Nadia Agsous avec Smaïn Laacher
Le dernier ouvrage du sociologue et chercheur S. Laacher traite des soulèvements et protestations publiques qui ont eu cours dans plusieurs pays arabes. L’entretien qui suit nous éclaire sur un certain nombre d’aspects que le chercheur a observés au plus près des pratiques des acteurs et des actrices de ces mouvements qui, de son point de vue, ne sont ni des « réveils » ni des « printemps » ni des « révolutions ».
Nadia Agsous : De votre point de vue, l’immolation par le feu « est un acte d’accusation porté contre la puissance publique et les puissants eux-mêmes ». Ce geste n’a-t-il pas une signification politique ?
Smaïn Laacher : S’immoler par le feu n’est pas un geste anodin. Il a une signification fondamentale. C’est un acte qui est commis en public, devant le public et prend à témoin les publics. C’est pourquoi on peut le considérer comme un acte politique au sens premier du terme. C’est-à-dire, un geste qui a un double sens. D’une part, il est vécu et perçu comme un défi à l’ordre public et religieux. Et d’autre part, il prend la signification d’une dénonciation politique de l’injustice. Ce qui signifie que si en réalité, des individus ont eu recours à l’immolation par le feu, c’est parce qu’ils n’avaient pas d’autres moyens de se faire entendre. Cette attitude montre que ces sociétés manquent de lieux et de mécanismes pour que les populations trouvent réparation aux tords qu’elles subissent.
Tous ceux qui se sont immolés par le feu ont usé de leurs capacités de plainte. Ils sont arrivés au bout de leurs peines. Ils ont porté leurs revendications aux uns, aux autres et aux institutions. Ils ont cru que le pouvoir réglerait leurs problèmes. Et face à une injustice impossible à réparer et lorsqu’il n’y a plus aucun recours possible, qu’il n’y a plus rien à attendre des institutions, de la société, de la vie, de sa nation, des autorités, il ne sert alors plus qu’à partir en fumée en prenant le monde à témoin. Et dans ce type de situation, ce qui est mis en exergue, c’est l’injustice et l’incapacité d’une société à protéger ses citoyens.
Nadia Agsous : L’immolation par le feu est un acte illicite (haram) dans la religion musulmane
Smaïn Laacher : Dans les pays musulmans, les fidèles n’ont pas le droit de se donner la mort. Car c’est l’Islam qui régit la vie et la mort. C’est Dieu qui a donné la vie et c’est Lui qui la reprend. C’est en cela que l’immolation constitue un blasphème. C’est un péché. C’est un acte religieusement inadmissible. Et celui qui s’est immolé par le feu ne mérite pas qu’il soit enterré comme un Musulman et selon le rite musulman.
D’un point de vue religieux, le corps nu et l’immolation sont des péchés les plus absolus. Les deux sont à combattre avec la dernière énergie. Ils sont qualifiés de souillure, d’impureté et d’injure à la religion.
Nadia Agsous : Internet et les réseaux sociaux ont-ils été une cause suffisante pour produire ces soulèvements ? Quel rôle ont-ils joué et comment sont-ils intervenus tout au long des événements ?
Smaïn Laacher : Dans les trois pays du Maghreb, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie, Internet a joué, de manière inégale, un rôle de dénonciation de la corruption et de la violence officielle. Avant la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, les blogs ont surtout contribué à dévoiler ce qui n’était pas montré car la liberté de la presse n’existait pas. Ils ont donc eu une fonction de journalisme citoyen. A partir de faits documentés, des blogueurs ont montré des images et des scènes choquantes qui étaient devenues inadmissibles. Et la violence policière a en partie beaucoup contribué à sensibiliser les Tunisiens contre le régime. Il a existé une relative unité des blogueurs pendant la chute de l’ex-président tunisien car l’enjeu ne portait pas sur la Tunisie mais autour d’un nom propre : Zine el-Abidine ben Ali ! L’unité s’est faite sur le dégoût d’un nom propre et d’un corps à bannir et à exclure car de leur point de vue, il centralisait et synthétisait tous les maux de la Tunisie. Une fois ce corps disparu, l’unité s’est fragmentée. De ce point de vue, après le 14 janvier 2011, date du départ du président tunisien du pouvoir après un règne de vingt-quatre années, les réseaux sociaux avaient rempli leur rôle historique, c’est-à-dire diffuser, dans une situation d’extrême rareté, de l’information qui a révélé des scènes de violences policières et autres qui ont choqué les Tunisiens. Pour les réseaux sociaux algériens, même s’ils sont d’une très grande faiblesse, les blogueurs de ce pays, notamment ceux qui ont un rôle citoyen, ont une fonction de documenter des situations de détresse.
Au Maroc, le mouvement du 20 février 2011 a utilisé les réseaux sociaux de manière extrêmement importante. A partir de ces moyens de communication, il a mobilisé les sujets contre la monarchie du droit divin et a revendiqué l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Né après la chute du président tunisien, ce mouvement s’est inspiré de l’expérience de la Tunisie. Mais à l’évidence, il était porteur d’une limite fondamentale. Son rôle et sa mission se limitaient à remettre le roi à sa place. Il n’avait pas pour vocation de toucher au corps du roi mais simplement de lui redéfinir sa place.
Les réseaux sociaux ont certes joué un rôle dans la chute des présidents tunisien et égyptien mais il ne faut surtout pas les sur-estimer. Les protestations ont eu lieu sur d’autres terrains. Elles ont mobilisé d’autres mécanismes et ont pris appui sur d’autres pouvoirs constitués.
Nadia Agsous : Quels sont les problèmes fondamentaux qui se posent pour les trois pays du Maghreb ?
Smaïn Laacher : De nos jours, trois questions fondamentales sont à l’ordre du jour dans ces pays. La préoccupation principale au Maroc est de savoir que faire du corps du roi. En Algérie, la problématique essentielle à laquelle se retrouvent confrontés les Algérien-ne-s concerne la question de la création des causes collectives et nationales. Quant à la Tunisie, l’enjeu principal est comment faire face à la question de la fitna (la division) ?
Nadia Agsous
Smaïn Laacher est sociologue. Il est membre du Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS). Il est spécialiste des mouvements migratoires internationaux et des déplacements de populations.
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