Indigne, Alexander Maksik
Indigne (You deserve nothing), traduit de l’anglais par Nathacha Appanah, janvier 2013, 284 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Alexander Maksik Edition: Payot Rivages
La photo de couverture est, disons, fortement allusive, et la « quat’ de couv’ » explique qu’on va lire l’histoire d’un prof qui « succombe au charme de l’une de ses élèves mineures »…
On se dit, bon, un mixte un peu épicé et rajeuni du Cercle des poètes disparus, et du Noce blanche cher aux admirateurs de Bruno Cremer et de la môme Paradis ?
Faux. C’est autre chose ; c’est un livre qui se mérite, dans lequel on voyage lentement et quelquefois, par vent debout, pas facile malgré ce qu’on croirait un peu vite, nous faisant passer par plein d’impressions de lecteur-passionné, ou agacé, pour – une fois fermée la dernière page – se dire : c’est un bon livre. Comme ces vins, dont on pense, une fois passée la première gorgée, mais seulement là, que derrière, il y a du goût, et qu’il est même intéressant.
On ne sait pas grand-chose de Silver, le type qui dit « je » ; on ne verrait pas trop à quel acteur à la mode confier le rôle. Un enseignant « tu es jeune, mais tu n’es pas si jeune », anglo-saxon, en poste dans un lycée, privé, international sis à Paris (ville qu’on ne repère qu’aux lieux, comme dans un guide touristique ; « la ville était hors sujet pour l’école ; l’école était un pays à part »). La faune locale est intéressante : des gosses de diplomates jamais chez eux – surtout les pères –, vaguement couvés ou étouffés par des mères hystériques ; du XVIème – versus hôtels particuliers – comme unique plat du jour, et, forcément dans le lot, de « pov’petites filles riches » à la pelle… Les chapitres se balancent – procédé littéraire toujours productif – entre les récits du prof, de la jeune fille séduite, d’un de ses copains de classe, séduit, du reste, aussi. Le lycée, les relations entre pairs, les profs, le transfert au coin du couloir, on voit assez vite se mitonner la suite… et Alexander Maksik, du reste, le roué, nous invite dans ces chemins faciles, qui sont autant de pièges : une drôle de toile d’araignée, pour lecteur égaré. Parce que, quand on arrive au bout, ça ne débouche pas, et il faut voir ailleurs.
Ces voies sans issue, il y en a plusieurs, toutes visitables, différentes, qui plus est, valant le voyage, et leur pesant d’étoiles, façon guide vert-Michelin. Chacune leur centre d’intérêt : le lycée international, d’abord, ses us et coutumes, à la fois strict et tolérant ; les week-ends des jeunes, tanguant, comme il se doit, entre ce qu’on va dissimuler aux parents, les dissertes à rendre, les conflits, feutrés et vénéneux entre grands adolescents en pleine construction ; un ton léger, parfumé avec un soupçon de drame ; un foulard de luxe – Hermès, bien sûr. Il y a, dans ces chemins, presque comme par hasard, des pages documentaires, genre Envoyé Spécial ; ainsi, celles sur ces jeunes qui ne sont pas de quelque part, « des oiseaux de passage » aurait chanté Le Forestier : « vous vivez ici. Le lendemain, vous vivez ailleurs. Ce n’est pas compliqué. Vous prenez un avion. Vous en descendez ». Et, celui-là, de raconter ces pays (qu’on devine d’Afrique) où « vous ne pouviez voir la ville dans laquelle vous viviez, qu’à travers les vitres pare balles de votre voiture ».
Mais, le fil rouge du livre, le noyau, noir comme celui d’une mangue, et tout autant amer, c’est Silver, le prof. C’est lui que Maksik attache sur la plaque de son microscope. C’est lui qu’il nous invite à dépecer, fine pincette à la main, exploration des dessous de la grenouille en classe de science ; c’est encore lui sur lequel se penchent la pas si douce Marie, et son copain. Chacun son regard. William Silver, c’est compliqué. On dirait justement un débat d’idées, une dissertation ; partie A, partie B ; thèse, anti-thèse…
Facette brillante et éclairée : l’enseignant habile – l’homme de la pédagogie de séduction ; on ne le voit pas trop bosser ses cours, l’interactivité est son viatique, et, là, il rejoint son acolyte, son frère rêvé peut-être, du Cercle des poètes qui fit tant pleurer dans les salles des profs : « les pupitres avaient été arrangés autour du sien, à l’avant de la classe… alors, vous les charmez, vous leur donnez responsabilité et liberté »… et, de lancer des discussions oiseuses et kitch, sur Camus, ce jour, Sartre demain. Bailler est autorisé, jusqu’au Silver-deux ; celui qui tombe, poire mure dans le joli bec de la petite étudiante. Qui en profite, en consommateur goulu, échoppe sur une grossesse : « après l’hôpital, on a pris des taxis séparés, j’y ai passé la journée comme si de rien n’était. Il a fait ses classes. Je l’ai croisé deux fois dans le hall », dit Marie. Sous la lunette du microscope, la grenouille tourne au petit monstre. Ainsi, pour faire jeune et branché, le pédagogue des beaux quartiers opte pour l’option-manif (contre la guerre en Irak, on est en 1995). Échauffourées musclées entre étudiants juifs contre la guerre, et bande se réclamant du Hezbollah : « le gars lança la barre de fer, montra les poings et dit : – viens tapette, puis il lui cracha au visage ; la joue éclaboussée, Silver n’a pas bougé… un silence étrange, une chape de plomb tomba sur nous… quel genre de personne êtes-vous, nous demandait-il en classe… ». Décidément, l’homme-modèle absolu du Cercle sort du cadre ! On serait plutôt dans un autre film : Regarde les hommes tomber, par exemple ?
Martine L Petauton
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