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Indigents, Emmanuel Darley

Ecrit par Marie du Crest 11.10.16 dans La Une Livres, Actes Sud/Papiers, Les Livres, Critiques, Théâtre

Indigents, Actes Sud-Papiers, 2001, 42 pages, 7,47 €

Ecrivain(s): Emmanuel Darley Edition: Actes Sud/Papiers

Indigents, Emmanuel Darley

 

La misère du monde

Il y eut les gueux, les misérables, les mendiants, les clochards, tous les damnés de la terre. Aujourd’hui, d’autres mots désignent ceux que nous ne voulons pas voir, les exclus, les sans domicile fixe, les poétiques hobos. La littérature les a peints, de Serena à Daeninckx ou Echenoz. Emmanuel Darley lui les nomme « indigents » comme pour déjà prendre ses distances avec une perception strictement sociale, administrative de ceux que la société a marginalisés. L’indigence dit la privation du nécessaire, une existence de l’ordre de la survie, de la « picole » consolatrice, de la biture. Une humanité réduite à être des « corps allongés dans diverses proximités, des couvertures et des cartons » (cf. didascalie inaugurale). Les personnages de la pièce installés à l’écart de la ville, du côté de la gare, lieu de l’errance par excellence, ne font que parler, mouvoir leur corps. Les uns contre les autres ; les uns avec les autres.

Face à ce désordre de la vie, de la société qui rejette des hommes et des femmes à la marge, l’auteur construit lui dans sa dramaturgie un ordre presque classique : unité de lieu (« le campement »), de temps (de la nuit au retour du jour), d’action (la confrontation des vies). La pièce s’ouvre sur une très courte scène durant laquelle les hommes en orange tentent d’embarquer dans un foyer d’accueil le groupe des indigents (sc.1) et elle se refermera sur leur dialogue très bref, dans lequel ils avouent leur échec : personne n’a voulu les suivre (sc.13). Ces trois hommes d’un Samu social quelconque ne font qu’avouer leur impuissance parce que les « sans toit » n’ont que leur liberté pour tenir le coup (sc.6). Ils sont d’ailleurs d’anciens exclus eux-mêmes passés de l’autre côté de la barrière comme le dit Orange 1 (sc.8).

Emmanuel Darley réunit Jacky le nouveau, Alain, Pascal, Rémi et son chien, Nono, Hirsute et sa bien-aimée Menace, et plus à l’écart « la fille aux bouteilles » que la déraison fait parler à ses bouteilles justement (sc.5-10). Leurs relations sont faites d’amitié, de tension, de violence. Parfois ils échangent des phrases courtes, faites de questions, d’exclamations, au langage familier et direct. Rémi par exemple ne peut tenir un propos sans dire « culé » (aphérèse d’enculé.) Une langue à part parce qu’ils vivent à la périphérie des villes. On ne sait pas grand-chose de leur trajectoire, à l’exception de celle de Jacky qui rejoint le groupe au début de la pièce. Ses camarades de galère qui ont en fait le même âge que lui (la trentaine) l’accueillent comme un novice. Il leur dira qu’il a été mis à la porte de l’usine de chaussures Myris, qu’il a laissé au pays sa femme Gisèle. Le personnage de Jacky est comme une figure réaliste, documentaire pour l’auteur. Daeley n’invente rien : en  février 2000, plus d’une centaine de salariés de Myris chaussures a été licenciée, à Limoux, et la pièce a été écrite très peu de temps ensuite.

Pourtant le théâtre ne retranscrit pas mais représente, transpose sur l’espace scénique, le monde. Les personnages incarnent. La pièce met en évidence d’ailleurs le mouvement des corps et la parole qui ne cessent de s’entrecroiser : de nombreuses didascalies tout au long du texte décrivent la gestuelle, la position des hommes et des femmes : s’asseoir, se lever, se relever, taper du pied, se pencher, marcher, se rallonger, sortir des sacs, enfiler des chaussures ou des gants, tituber, se tenir la tête, la poitrine ou le ventre, se redresser se mettre à genoux…

Ils restent vivants non seulement grâce à leur débrouillardise, à la solidarité de Karim, le patron du bar voisin mais aussi parce qu’ils continuent à se mouvoir. Ainsi dans l’avant-dernière scène, la didascalie note :

Chacun se lève et range ses affaires

Seule la fille aux bouteilles n’a pas bougé.

Jacky replie lentement sa couverture, la remet dans son sac puis se rassied à terre

Hirsute et Menace sortent poussant devant eux leur chariot.

Pascal et Alain reviennent se pencher sur Jacky.

Bouger ou ne pas bouger reste une question centrale dans l’œuvre d’E. Darley tout comme porter son regard sur ceux qui s’en vont, s’exilent pour fuir la misère du monde, leur propre misère et peut-être trouver une forme de bonheur.

La pièce a fait l’objet d’une mise en voix de Jean-Marc Bourg, fidèle compagnon de théâtre d’Emmanuel Darley, en novembre 2001, au Théâtre Ouvert à Paris.

 

Marie Du Crest

 


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A propos de l'écrivain

Emmanuel Darley

 

S’il est un auteur prolixe, voyageur du monde, voyageur parmi les hommes, c’est bien Emmanuel Darley (1963-2016). Il fut libraire et d’abord romancier, avec un premier titre publié chez POL, Des petits garçons, en 1993, puis écrivit pour le théâtre à partir de 2001 (Pas bouger, chez Actes Sud Papiers), ainsi que pour les jeunes lecteurs à l’Ecole des Loisirs en 2002. Il anima de très nombreux ateliers d’écriture. Chez le même éditeur : Soldat cheval in Kaboul, ouvrage collectif, 2003 ; Tout autant que vous êtes… in Monologues pour…, 2003 ; Quelqu’un manque, 2006.

La pièce d’Emmanuel Darley avait été sélectionnée par La Voie des Indés en Languedoc Roussillon en 2015.

 

A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.