Inconnu à cette adresse, Kressmann Taylor
Inconnu à cette adresse, juin 2015, trad. de l’anglais (E.-U.) par Michèle Lévy-Bram, 175 p. 8,50 €
Ecrivain(s): Kathrine Kressmann Taylor Edition: Autrement
En septembre 1938, le bimestriel américain Story Magazine publie une longue nouvelle intitulée Inconnu à cette Adresse, par un certain Kressmann Taylor ; ce sera un succès, critique et public, immédiat, et un véritable choc pour tous ses lecteurs de l’époque. Il ne faudra pas longtemps pour que le pseudonyme dévoile son secret : l’auteur est une femme, Kathrine Kressmann Taylor (1903-1996), et il s’agit d’une femme d’exception, puisqu’elle fut des rares à pointer la menace nazie dans un pays isolationniste où la German-American Bund pouvait revendiquer cent à deux cent mille membres. Car c’est de ça que parle Inconnu à cette Adresse : de la menace nazie, celle qu’elle fait peser sur les esprits, celle qui va mener à l’extermination massive des Juifs entre autres.
Cette nouvelle se présente sous la forme de dix-huit lettres, dont un « câblogramme », qui forment la correspondance échangée, de novembre 1932 à mars 1934, entre un Juif américain qui a séjourné en Allemagne, Max Eisenstein, et un Allemand parti de Californie pour habiter Munich avec sa famille, Martin Schulse. Ces deux amis tenaient une galerie d’art à San Francisco et le premier envoie des comptes au second, tandis que le second, dans un premier temps, le fournit en œuvres européennes.
Là où les choses se gâtent, c’est que, très vite, le second adhère à l’idéologie national-socialiste, surtout dans sa composante anti-sémite. C’est l’un des points forts de cette longue nouvelle : bien des années avant Hannah Arendt, Kressmann Taylor montre la banalité de la « salaudification », comment, en quelques mois seulement, l’ami allemand d’un Juif peut devenir le plus méprisant et hautain des anti-sémites, reprenant à son compte l’argumentaire de base :
« Le Juif est le bouc émissaire universel. Il doit bien y avoir une raison à cela, et ce n’est pas la superstition ancestrale consistant à les désigner comme les “assassins du Christ” qui éveille une telle méfiance à leur égard. Quant aux ennuis juifs actuels, ils ne sont qu’accessoires. Quelque chose de plus important se passe ici ».
Ce « quelque chose », c’est « la renaissance de l’Allemagne sous l’égide de son vénéré Chef » : Schulse se montre fasciné par la figure d’Hitler, par tout ce qu’il représente de glorieux et de fier pour une Allemagne humiliée après la Grande Guerre et tellement appauvrie que lorsque cet expatrié aux Etats-Unis est revenu, il a pu mener un train de vie luxueux. C’est une des très grandes forces de Kressmann Taylor : l’exactitude historique, tant dans les faits que dans les ressentis ; les inquiétudes originelles de Eisenstein (« Qui est cet Adolf Hitler qui semble en voie d’accéder au pouvoir en Allemagne ? Ce que je lis sur son compte m’inquiète beaucoup », écrit-il dans sa seconde lettre, datée du 21 janvier 1933 – Hitler sera désigné Premier Ministre le 30 du même mois), l’arrogante adoption de la doxa hitlérienne par Schulse, malgré ses doutes du début (« On a trouvé un Guide ! Pourtant, prudent, je me dis tout bas : où cela va-t-il nous mener ? », écrit-il le 25 mars 1933), tout cela, l’auteur l’a observé dans son entourage immédiat mais aussi dans la correspondance qu’elle-même entretenait avec des proches retournés en Allemagne qu’elle voyait, horrifiée, adopter des opinions de plus en plus radicales, tellement éloignées de celles qu’ils professaient aux Etats-Unis.
Le pire, a-t-on envie de dire, est que Inconnu à cette adresse a été rédigé en 1935, soit trois ans avant sa publication, mais surtout six années avant l’entrée en guerre des Etats-Unis… contre le Japon : c’est dire si Kressmann Taylor était une fine observatrice du monde et une fabuleuse Cassandre, elle qui mentionne la SA en passant (mais pour un acte d’une barbarie bien plausible, malheureusement), elle qui se rend compte que la seule mention d’une œuvre d’« art dégénéré », pour reprendre l’expression nazie, peut servir d’arme idéologique dans cette Allemagne à l’hitlérisme balbutiant.
Ce don pour l’observation de l’actualité dans ce qu’elle a de plus inquiétant se redouble d’un véritable talent littéraire : cette nouvelle épistolaire est en effet une machine de précision infernale, où chaque mot est pesé, certains étant même affûtés pour blesser voire tuer après avoir traversé l’Océan Atlantique. Par ailleurs, comme indiqué, si l’Histoire est présente dans ces lettres, elle ne s’y impose jamais : l’auteur est parvenu à trouver un équilibre narratif perturbant entre ressenti personnel (celui de Schulse, celui de Eisenstein) et narration des événements en cours ; de même, l’équilibre est atteint dans ces lettres entre le dit et le non-dit, comme dans toute correspondance, leur donnant un aspect réaliste des plus troublants. Quant à l’ultime lettre, elle est d’un raffinement rare dans la cruauté…
Tout ce qui a été écrit ci-dessus, nombreux sont les lecteurs d’Inconnu à cette Adresse, gigantesque succès de librairie depuis sa (re)découverte francophone en 1999, à en avoir conscience ; on pourrait donc de bon droit s’interroger sur l’opportunité de cette réédition. Cette opportunité est bien réelle et a surtout été bien saisie : pour fêter leur quarantième anniversaire, les éditions Autrement ont mis les petits plats dans les grands et accordé à la longue nouvelle de Kressmann Taylor l’équivalent d’une édition Blu-Ray pour un classique du cinéma : la traduction a été révisée par la première traductrice, Michèle Lévy-Bram, et, en guise de bonus, le lecteur a droit à une préface par Philippe Claudel et, surtout, des documents inédits, parmi lesquels une interview de l’auteur, ainsi qu’une biographie détaillée et d’autres documents encore attestant la pérennité d’Inconnu à cette Adresse.
Quant à savoir si cette nouvelle a quelque chose encore à dire aujourd’hui, la réponse est évidente : oui, bien sûr. Elle met en garde contre ce phénomène aussi évident qu’inquiétant : nul n’est exempt d’un fanatisme potentiel, d’une radicalisation possible, et peu importe la couleur de cette dérive. Et lorsque l’œuvre qui, à plus de soixante-dix ans de distance, tire la sonnette d’alarme est en plus de haute volée littéraire, on appelle ça un chef-d’œuvre.
Didier Smal
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