Impressions de Kassel, Enrique Vila-Matas
Impressions de Kassel, traduit de l’espagnol par André Gabastou, mai 2014, 360 pages, 22 €
Ecrivain(s): Enrique Vila-Matas Edition: Christian Bourgois
« Etant donné mon habitude invétérée d’écrire des chroniques chaque fois qu’on m’invite dans un endroit étrange pour que j’y fasse quelque chose de bizarre (avec le temps je me suis rendu compte qu’en fait tous les lieux me semblent étranges), j’ai eu l’impression de vivre une fois de plus le début d’un voyage qui pouvait finir par se transformer en un récit écrit dans lequel je mêlerais comme tant d’autres fois perplexité et vie en suspens pour décrire le monde comme un lieu absurde auquel on accédait par le biais d’une invitation très extravagante ».
Enrique Vila-Matas est un écrivain du réel. Comme le philosophe Clément Rosset, il prend le réel très au sérieux, ce qui veut dire qu’il s’en amuse, qu’il en joue comme un chat avec une pelote de laine. Plongés dans le réel, l’un et l’autre, ne manquent pas de provoquer par leur style mille éclats de fictions dont ils vont nourrir leurs écrits, à moins que ça ne soit leurs écrits qui nourrissent ce qu’ils sont en train de vivre. Enrique Vila-Matas est un joueur vagabond qui écrit des livres où il ne cesse d’enquêter sur sa propre énigme, ce qu’il est, ce qu’il vit, ce qu’il pense, ce qu’il voit et finalement ce qu’il écrit.
Dans Impressions de Kassel, sa dernière énigme, l’écrivain catalan reçoit un appel téléphonique d’un bien étrange correspondant, l’invitant à dîner chez un couple irlandais qui souhaite lui révéler une bonne fois pour toutes la solution de l’univers, la voix qui se présente comme étant celle de Maria Boston est très chaude et très belle, et même s’il s’agit d’une plaisanterie, notre écrivain accepte de la rencontrer. Mais c’est une autre qu’il verra, point de couple irlandais à rencontrer et écouter, mais une invitation à se rendre à la Documenta de Kassel, pour y découvrir les œuvres d’artistes contemporains et passer tous les matins dans un restaurant chinois pour écrire sous les yeux du public. La poupée gigogne romanesque est en marche.
« J’ai remarqué pour la première fois de ma vie que je ne trouvais pas drôle du tout de me sentir à l’intérieur du roman d’un autre, en l’occurrence à l’intérieur d’un livre de Robert Walser. Il était peut-être poétique de penser que, de la même manière que dans La Promenade, il se faisait tard et tout devenait noir, mais il me semblait plus opportun que celui qui avait écrit le livre, autrement dit Walser, vive ce moment et non pas moi ».
Enrique Vila-Matas entre dans ce livre à pas de velours, comme s’il traversait un miroir s’ouvrant sur un second, puis un troisième, c’est Alice au Pays de l’art contemporain. Et s’il lui arrive de se poser, c’est pour ronronner de sa cabane à mots et douter de ce qu’il est en train de vivre, ou d’écrire. L’écrivain pratique l’art de la suspension, du mouvement, du retrait, du doute, du saisissement de l’instant, face à son corps qui parfois se met en retrait et à l’art contemporain qui au détour d’un chemin ou d’une rue s’impose à sa vue et à son imaginaire. Dans un réel bonheur complice (sa rencontre avec son amie Sophie Calle), au centre de la gravité (Study for Strings de Susan Philipsz), dans La dernière saison des avant-gardes qui toujours recommence.
« J’ai pensé au monde de l’été, au monde des morts et des naissances, au monde des collapsus et des rétablissements, des tempêtes et des accalmies : le cycle infini des idées et des actes, de l’invention infinie, de l’expérimentation en principe perpétuelle ».
L’expérience contemporaine de l’écrivain, car c’est de cela qu’il s’agit, tisse un roman lumineux, fait de mille fausses pistes, d’éclatants retournements, de musiques, d’installations, de hasards joyeux et douloureux, d’éclats de rire, de changements d’identités, de fatigues, et d’une causerie de haut vol, où l’écrivain se livre au jeu des combinaisons hasardeuses, sans jamais se prendre au sérieux.
« J’ai continué en parlant des écrivains contemporains, dont j’ai dit qu’on peut affirmer qu’ils s’appellent tous Wyatt et ont en principe hérité de la flamme du sacré en littérature, mais rares sont les fois où l’on peut vérifier qu’ils sont vraiment Wyatt ».
Philippe Chauché
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