Imprécations nocturnes, Grégory Rateau (par Murielle Compère-Demarcy)
Imprécations nocturnes, Grégory Rateau, Éditions Conspiration, novembre 2022, Préface Jean-Louis Kuffer, 78 pages, 10 €
Contre qui le poète Grégory Rateau lance-t-il ses « imprécations nocturnes » ? Quels oiseaux de malheur tente-t-il d’anéantir ? La poésie semble dans tous les cas la forme requise, puisque l’imprécation est du registre de la prière, ici invocatrice plutôt que de recueillement. Le titre rappelle la magie noire versus la magie blanche, les oiseaux nocturnes à différencier des espèces diurnes, Artaud le Mômo invoquant et proférant/vociférant dans le martèlement de la Langue qu’on en finisse une bonne fois pour toutes avec l’Imposture… La Voix du poète lance l’anathème contre : contre les impasses de l’amitié (« j’ai échoué en suivant des ombres / dans les impasses de l’amitié »), les inepties du déterminisme (« bringuebalé aux douanes du hasard »), l’imposture des croyances, des attaches et des liaisons mensongères (« mythes sans fondation » ; « inconnus sans adresse/poussière noire balayée au fil du patronymes/ et malmenée par les unions indignes »)… On se souvient des « fureurs » lancées par Léo Ferré et son fils Mathieu reprenant ce terme même pour désigner l’intégralité de l’Œuvre du poète-chansonnier, Les Chants de la fureur.
Il y a quelque chose de cet ordre dans l’état d’esprit de Grégory Rateau, quelque chose qui part à l’attaque contre l’évidence – littéralement « ce qui est visible » – du jour, quelque chose des mots qui joue avec l’ombre de son double (ainsi un autre poète de la marge, Jean-Pierre Duprey, écrivait dans ces zones maudites où ni les lois grégaires ni les apparences de surface n’ont pas de prise).
Domicilié en Roumanie où il travaille, Grégory Rateau était parvenu par sa voix poétique jusqu’à nous avec un premier recueil, Conspiration du réel, dont un panel de revues avait fait circuler les ondes sismiques. Ici il revient, toujours après avoir durablement « médité dans les limbes/cherchant en vain la part de l’ange » et pousse l’anathème jusqu’à flirter avec l’idée d’être criminel. Formuler cela, le dire, l’exprimer revient à expier, à s’expurger de ce qui vitupère, se gangrène au-dedans. Artaud martelait pour excaver des affres d’un soi incernable l’inouïe innée volonté d’en finir avec les chiennes d’impossibilités de cette oupire-goule-là, la volonté en ordre sociétal et langagier.
j’ai beau ruminer mon sommeil
méditer dans les limbes
cherchant en vain la part de l’ange
elle me courtise
l’idée fixe du criminel
jusqu’à ce que nous ne fassions plus qu’un :
elle
et
moi
seuls
contre tout un chacun
Là où Baudelaire, dans ses Fleurs du Mal, transformait le vampire en femme érotique funèbre, G. Rateau personnifie l’Idée que la Réalité est une Conspiration de la cruauté et de la bêtise, plus méchantes qu’elles n’en ont l’air, assez nocives pour être en capacité de détruire/tuer. Une cruauté sociale d’autant plus amère lorsqu’elle atteint des amis (« ils sont partis, amis, ennemis / de l’autre côté du pont des Chaînes ») et qui, frappant le frère-poète d’écriture à l’entièreté non négociable, ne le fait pas basculer du côté du mal retourné contre les autres mais le verse avec tout le poids ses mots dans l’encre écrivaine insatiable.
Elle est là
l’angoisse glissée entre tes doigts
celle qui déclenche le geste
aligne les mots
dans un ordre préexistant
à ta naissance
où tous les soleils te reconnaissent
L’écriture s’enclenche en renouant avec une Muse (poésie/femme) reconnue – « (…) territoire solaire/entre ton carnet vide et ce cendrier plein de poèmes » –, mais inaliénable. Comme est inaliénable l’existence du poète. Pour qui tout, chaque jour, s’annonce nouveau. Qui n’empile pas les biens, qui ne rempile pas adossé à un quelconque mur d’habitudes tuantes. L’immersion stagnante dans sa zone de confort n’est pas le bain de vie de Rateau. La jouissance de l’adrénaline est ailleurs. Le poète porte avec lui « ses vies imbriquées/chacune effaçant l’autre » et laisse s’expérimenter la vie suivant l’aléatoire créatif de ses imprévus, le fracas de ses intempéries. Voyageur dont la boussole est davantage improvisée et embarquée qu’accessoire acquis de trousse, le poète traverse la vie comme il traverse les villes au gré de ses humeurs, sans s’y attarder. Son double ne le quitte pas, oiseau nocturne que ses mains diurnes frôlent pour ramasser ou lisser de ses rémiges des miettes ou pelotes de mots que la nuit a laissées se transmettre depuis un domaine secret et mystérieux, sans terrain connu ou lien (de descendance) qui puisse être rappelée, sans avenir certainement dessiné, jouant sur la vastitude dévastée du monde les fantômes de son sang comme les fantômes du temps. « Je ne suis pas d’ici » dit le poète, « je suis d’un autre pays que le vôtre », rappelait Léo Ferré dans La Solitude…
Enfant de la nuit il veille
traverse la ville ivre de songes
un éclaireur pour ses frères
un maudit pour sa famille
l’obscurité est son supplice
On pense aux Poètes de sept ans de Rimbaud, à sa Saison en enfer ou au poète-Voyant guettant dans l’Aube la révélation de la lumière (« et dans l’attente que l’aube redonne forme aux présences ») ; on pense à Isidore Ducasse dans la propension spontanée à s’enfoncer dans les recoins obscurs – glauques – du « Maldoror » tapi dans les marécages de l’existence et en gonflant des bulles de respiration, quitte à prendre le risque du pus des mots ; on pense à Vincent avançant douloureusement vers Van Gogh, jusqu’à se brûler sur le bûcher de son Art… C’est un immense vaisseau fantôme chargé d’astres – brûlots fonçant sur les coques du monde et ses réseaux intérieurs – qui circule dans le sang du poète Grégory Rateau. Ce sont météorites pulvérisées avant de toucher le sol tels Artaud le Momô, Prevel, Crevel qui viennent se pencher sur son épaule, jusqu’à le hanter, l’habiter, le posséder.
Ton cri de liberté
souffle sur le désert
aucun anachorète n’y puisera l’ambiguïté
d’un monde que ton regard dépasse
(…)
un verbe sacré qui honnit la sacralité
à la mesure d’un Dieu que tu coudoies à en périr
Murielle Compère-Demarcy
https://fr.wikipedia.org/wiki/Murielle_Compère-Demarcy
Né en 1984, Grégory Rateau vit et travaille en Roumanie. Il est l’auteur d’un roman, Noir de soleil (sélectionné au Prix Ulysse du premier roman 2020) et d’un premier recueil, Conspiration du réel, dont les poèmes ont circulé dans des revues tant en France qu’en Europe.
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